lundi 14 mai 2018

Lecture analytique de Manon Lescault de l'Abbé Prévost, "Première rencontre"

  Ici est faite la lecture analytique d'une partie du roman de Manon Lescault de l'Abbé Prévost. Il s'agit d'un passage mythique de la partie 1 allant de "J'avais marqué le temps" à "tous ses malheurs et les miens." Pour voir l'extrait cliquez ici. 

     
Antoine François Prévost, dit l’abbé Prévost est l’un des romanciers  français  le plus prolifiques du XVIIIème siècle. En effet, il a laissé plus d’une dizaine d’œuvres littéraires. L’Abbé Prévost est né dans une famille de notables important du Nord de la France, et a reçu une éducation religieuse stricte. Vers l’âge de seize ans, il se destine à une vie monastique mais change soudainement d’avis et s’engage dans l’armée.  Puis, toute sa vie il n’aura de cesse d’hésiter entre une vie pieuse dans le clergé ou une vie aventureuse parmi le siècle. Il finira par choisir la religion et mourra peu après, à l’âge de 67 ans  Il s’inspirera largement de ses propres expériences pour écrire en 1731 l’ « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ». Ce livre, qui est le septième tome des « Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde », a permis à l’abbé Prévost de passer à la postérité. Il fut néanmoins longtemps censuré et circula beaucoup de manière clandestine car, à l'époque il fut considéré comme une œuvre libertine contraire aux bonne mœurs.

Ce livre raconte, rétrospectivement, l’histoire du chevalier Des Grieux, un jeune homme de bonne famille qui, se destinant a une carrière religieuse, laisse tout tomber pour suivre Manon Lescault, une belle jeune femme, dont il tombe follement amoureux.  L’extrait que nous allons étudier, se situe au tout début de l‘œuvre puisqu’il s’agit de la première rencontre entre le chevalier Des Grieux et Manon Lescault.

     Nous sommes ici dans une scène de rencontre amoureuse « coup de foudre » qui est un topos de la littérature. Il est intéressant de voir comment Des Grieux est initié à l’amour. Pour cela nous nous intéresserons à la métamorphose qui s’opère chez Des Grieux lors de ce coup de foudre. Puis, nous nous verrons comme la structure du récit rétrospectif permet une mise en scène de Manon Lescaut.  


      Il s’agit d’une scène de coup de foudre. Il est donc logique que l’on retrouve les registres de la passion et de l’amour (« charmante » L10 « enflammé » L13 « maîtresse de mon cœur » L15 « amour » L19, 26, 38 « air charmant » L30 « tendresse » L34). Des Grieux exprime également son amour naissant à l’aide d’une batterie d’hyperboles comme « je me trouvai enflammé tout à coup jusqu’au transport » (L12-13) ou « j’emploierai ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents » (L34-35). C’est une manière pour Des Grieux de montrer au lecteur l’importance de cette rencontre dans sa vie. Pour insister encore plus, il utilise l’adverbe d’intensité « si charmante » (L10). On remarque aussi l’utilisation du champ lexical de la guerre avec : « un coup mortel » L21 « je combattis » L25 « la délivrer de la tyrannie » L35 Ce champ lexical permet à l’abbé Prévost de souligner la vision de Des Grieux sur l’amour. Cette vision de l’amour est celle des chevaliers du Moyen-Age, aussi appelée amour courtois. Pour Des Grieux c'est un honneur de servir la dame que l'on aime, un peu comme un culte que l'on rend à une divinité. Il utilise d’ailleurs les termes « maîtresse de mon cœur » (L15) et « belle inconnue » (L39).

      Des Grieux est également métamorphosé par ce coup de foudre.  Cette métamorphose est mise en valeur par le crescendo « que moi, qui n’avait jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport » (L10-11-12-13). Mais, l’éloge de ses qualités faite dans la première partie de la phrase et appuyé par les verbes « avait » « admirait » à l’’imparfait, est brusquement balayé par le passé simple « je me trouvai » (L13). Il perd toutes les qualités qu’admiraient en lui les honnêtes gens dès le moment où il voit Manon pour la première fois. Des Grieux se compare métaphoriquement à un feu grâce au verbe « enflammer» (L13). Pour le lecteur, il est se métamorphose complètement à la vue et au contact de Manon.

      Ce récit est un récit rétrospectif, aussi on retrouve un grand nombre de marque d’énonciation comme « dis-je »(L12) ou « en y réfléchissant »(L36). Ce cadre particulier permet à Des Grieux de souligner son innocence et sa candeur avant sa rencontre avec Manon. Il porte d’ailleurs un commentaire sur cette scène dès le début de l’extrait « Hélas ! Que ne le marquais-je un jour plus tôt ! J’aurais porté chez mon père toute mon innocence » (L1-2-3). On note l’utilisation d’un plus que parfait et d’un conditionnel passé. La valeur de ce conditionnel indique que si l’on avait souhaité, ou si les conditions n’avaient pas été réunies, les évènements qui nous sont arrivés n’auraient pas pu arriver. Ici, Des Grieux exprime au lecteur son point de vue fataliste et presque déterministe sur sa perte d’innocence : pour lui tout était écrit et rien n’aurais pu empêcher ce coup de foudre (Déterminisme de Spinoza).


     Des Grieux s’appuie donc sur les lexiques traditionnels de la passion et l’idéal de la noblesse de l’amour pour exposer sa métamorphose et la perte de son innocence à la vue de Manon qui l’initiera à l’amour. Nous allons maintenant voir comment l’Abbé Prévost se sert de la forme rétrospective du récit pour mettre, plus ou moins littéralement, en scène l’expérimentée Manon.


      On remarque que cette scène de rencontre amoureuse a également des nombreux aspects théâtraux. Ceux-ci permettent à Des Grieux narrateur d’intensifier sa rencontre avec son unique amour. Le premier aspect de cette mise en scène est la force que prend, comme dans les tragédies classiques, le rôle de la fatalité et du destin.  Les phrases « l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte » (L31-32) et « la volonté du Ciel » (L29) en sont d’excellentes illustrations. Des Grieux place également une divinité au milieu de sa scène : il s’agit de l’amour (« mais on ne ferait pas une divinité de l'amour» L37-38). Avec toutes ces références aux normes de la tragédie classique de Corneille et Racine, l’Abbé Prévost montre que, dès leur rencontre, l’amour entre Des Grieux et Manon ne sera pas heureux et semé d’embuches. La seule échappatoire possible sera la mort de l’un de ces deux personnages qui délivrera l’autre.

      Le cadre rétrospectif du récit permet à Des Grieux de mettre en scène Manon pour montrer au lecteur sa précocité face à sa propre incompétence dans les domaines de l’amour. Pourtant, il commence par la décrire avec l’expression « fort jeune » (L7) puis « encore moins âgée que moi » (L16). L’adverbe « ingénument »(L18) appuie sur l’impression de jeunesse et de candeur qui se dégage de cette première description. Cependant, cette impression est complètement renversée par la conjonction de coordination « car » et l’expression qui la suit « bien plus expérimentée que moi » (L22). Le lecteur comprend rapidement avec l’euphémisme « son penchant pour le plaisir » (L24) que Manon, contrairement au jeune Des Grieux, est habituée à ce type de rencontre. Des Grieux narrateur se sert d’ailleurs de son recul pour montrer que Manon ne jouait peut-être qu’un jeu. Pour cela, il utilise de nombreux verbes qui marquent l’apparence comme « elle me parut » (L10), « sans paraitre »(L16), « elle n’affecta » (L27), « apparemment » (L29), « un air » (L30). Grâce à ce recul, Des Grieux met en relief sa naïveté et son innocence d’antan.

      Il ne faut oublier que lorsque Des Grieux fait son récit au marquis de Renoncourt, Manon est morte il y a quelques mois et que, même s’il est rentré dans les ordres, il reste néanmoins en plein deuil.  On le comprend d’ailleurs parfaitement au moment où il doit décrire la mort de Manon. Leur première rencontre est donc sans doute pour lui un moment particulièrement marquant. Il marque son émotion l’aide de nombreux procédées narratifs qui lui permettent de livrer au lecteur une scène de rencontre inoubliable. Dès le début, les deux phrases exclamatives « Hélas ! Que ne le marquais-je un jour plus tôt ! » (L1-2) peuvent marquer à la fois la fatalité de la scène mais aussi le regret des agréables moments passés avec Manon dont se remémore Des Grieux en évoquant cette scène particulièrement intense. Il embelli également sa rencontre avec Manon en faisant référence à la mythologie puisqu’il parle du conducteur du coche comme de « son vieil Argus» (L48). Il nous parle aussi de « prodige » (L38) et exagère probablement les propos de Manon avec l’hyperbole « elle me croirait d’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie » (L42-43). Avec ces procédés, Des Grieux construit son récit comme un mythe et, certainement de manière inconsciente, fait de cette scène de rencontre une scène légendaire.     


      Finalement, dans cette scène de coup de foudre, Des Grieux est initié à l’amour grâce une personnage plus jeune mais, paradoxalement, bien plus expérimenté que lui. Cette initiation est perceptible par les changements comportementaux qui métamorphosent Des Grieux et le cadre rétrospectif qui lui permet de jeter un regard critique et averti sur le comportement théâtral de Manon dans la deuxième partie du texte. Ce cadre permet également à l’Abbé Prévost de créer une scène de rencontre originale en la construisant, par les paroles de Des Grieux, comme une scène légendaire. Une autre particularité particulièrement frappante de cette scène de rencontre amoureuse est, qu’à aucun moment Des Grieux ne s’attache à décrire physiquement Manon. On ne connait ni la couleur de ses cheveux, ni celle de ses yeux. Il est difficile de lui donner une taille ou un embonpoint particulier sans faire appel à son imagination de lecteur. Cette particularité, voulue par l’Abbé Prévost, de ne jamais avoir de portrait physique de Manon est sans doute l’une des clés qui explique le succès intemporel de cette œuvre qui n’est jamais tombée dans l’oubli contrairement à la plupart des œuvres de son époque. D’ailleurs, c’est peut-être là la clé d’une excellente œuvre littéraire : savoir créer un récit avec des personnages universels qui parlent à tous les Hommes quelques soient leur âge, leur époque ou leur sensibilité.

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