Ici est faite la lecture analytique d'une
partie du roman de Manon Lescault de l'Abbé Prévost. Il s'agit
d'un passage mythique de la partie 1 allant de "J'avais marqué le temps"
à "tous ses malheurs et les miens." Pour voir l'extrait cliquez ici.
Antoine François Prévost, dit
l’abbé Prévost est l’un des romanciers français le plus prolifiques
du XVIIIème siècle. En effet, il a laissé plus d’une dizaine
d’œuvres littéraires. L’Abbé Prévost est né dans une famille de notables
important du Nord de la France, et a reçu une éducation religieuse stricte.
Vers l’âge de seize ans, il se destine à une vie monastique mais change
soudainement d’avis et s’engage dans l’armée. Puis, toute sa vie il
n’aura de cesse d’hésiter entre une vie pieuse dans le clergé ou une vie
aventureuse parmi le siècle. Il finira par choisir la religion et mourra peu
après, à l’âge de 67 ans Il
s’inspirera largement de ses propres expériences pour écrire en 1731 l’ « Histoire
du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ». Ce livre, qui est le
septième tome des « Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui
s’est retiré du monde », a permis à l’abbé Prévost de passer à la
postérité. Il fut néanmoins longtemps censuré et circula beaucoup de
manière clandestine car, à l'époque il
fut considéré comme une œuvre libertine contraire aux bonne mœurs.
Ce livre raconte,
rétrospectivement, l’histoire du chevalier Des Grieux, un jeune homme de bonne famille qui, se destinant a une carrière
religieuse, laisse tout tomber pour suivre Manon Lescault, une belle jeune
femme, dont il tombe follement amoureux. L’extrait que nous allons
étudier, se situe au tout début de
l‘œuvre puisqu’il s’agit de la première rencontre entre le chevalier Des Grieux et Manon Lescault.
Nous
sommes ici dans une scène de rencontre amoureuse « coup de foudre »
qui est un topos de la littérature. Il est intéressant de voir comment Des
Grieux est initié à l’amour. Pour cela nous nous intéresserons à la
métamorphose qui s’opère chez Des Grieux lors de ce coup de foudre. Puis, nous
nous verrons comme la structure du récit rétrospectif permet une mise en scène
de Manon Lescaut.
Il
s’agit d’une scène de coup de foudre. Il est donc logique que l’on retrouve les
registres de la passion et de l’amour (« charmante » L10 « enflammé »
L13 « maîtresse de mon cœur » L15 « amour »
L19, 26, 38 « air charmant » L30 « tendresse »
L34). Des Grieux exprime également son amour naissant à l’aide d’une
batterie d’hyperboles comme « je me trouvai enflammé tout à coup
jusqu’au transport » (L12-13) ou « j’emploierai ma
vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents » (L34-35).
C’est une manière pour Des Grieux de montrer au lecteur l’importance de cette
rencontre dans sa vie. Pour insister encore plus, il utilise l’adverbe
d’intensité « si charmante » (L10).
On remarque aussi l’utilisation du champ lexical de la guerre avec :
« un coup mortel » L21 « je combattis »
L25 « la délivrer de la tyrannie » L35 Ce
champ lexical permet à l’abbé Prévost de souligner la vision de Des Grieux sur
l’amour. Cette vision de l’amour est celle des chevaliers du Moyen-Age, aussi
appelée amour courtois. Pour Des Grieux c'est un honneur de servir la dame
que l'on aime, un peu comme un culte que l'on rend à une divinité. Il utilise
d’ailleurs les termes « maîtresse de mon cœur » (L15)
et « belle inconnue » (L39).
Des
Grieux est également métamorphosé par ce coup de foudre. Cette
métamorphose est mise en valeur par le crescendo « que moi, qui n’avait
jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention,
moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me
trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport » (L10-11-12-13).
Mais, l’éloge de ses qualités faite dans la première partie de la phrase et
appuyé par les verbes « avait » « admirait »
à l’’imparfait, est brusquement balayé par le passé simple « je me
trouvai » (L13). Il perd toutes les qualités qu’admiraient
en lui les honnêtes gens dès le moment où il voit Manon pour la première fois.
Des Grieux se compare métaphoriquement à un feu grâce au verbe « enflammer»
(L13). Pour le lecteur, il est se métamorphose complètement à la vue
et au contact de Manon.
Ce
récit est un récit rétrospectif, aussi on retrouve un grand nombre de marque
d’énonciation comme « dis-je »(L12) ou « en
y réfléchissant »(L36). Ce cadre particulier permet à Des
Grieux de souligner son innocence et sa candeur avant sa rencontre avec Manon.
Il porte d’ailleurs un commentaire sur cette scène dès le début de l’extrait
« Hélas ! Que ne le marquais-je un jour plus tôt ! J’aurais
porté chez mon père toute mon innocence » (L1-2-3). On note
l’utilisation d’un plus que parfait et d’un conditionnel passé. La valeur de ce
conditionnel indique que si l’on avait souhaité, ou si les conditions n’avaient
pas été réunies, les évènements qui nous sont arrivés n’auraient pas pu
arriver. Ici, Des Grieux exprime au lecteur son point de vue fataliste et
presque déterministe sur sa perte d’innocence : pour lui tout était écrit
et rien n’aurais pu empêcher ce coup de foudre (Déterminisme de Spinoza).
Des
Grieux s’appuie donc sur les lexiques traditionnels de la passion et l’idéal de
la noblesse de l’amour pour exposer sa métamorphose et la perte de son
innocence à la vue de Manon qui l’initiera à l’amour. Nous allons maintenant
voir comment l’Abbé Prévost se sert de la forme rétrospective du récit pour
mettre, plus ou moins littéralement, en scène l’expérimentée Manon.
On
remarque que cette scène de rencontre amoureuse a également des nombreux
aspects théâtraux. Ceux-ci permettent à Des Grieux narrateur d’intensifier sa
rencontre avec son unique amour. Le premier aspect de cette mise en scène est
la force que prend, comme dans les tragédies classiques, le rôle de la fatalité
et du destin. Les phrases « l'ascendant de ma destinée qui
m'entraînait à ma perte » (L31-32) et « la volonté
du Ciel » (L29) en sont d’excellentes illustrations. Des
Grieux place également une divinité au milieu de sa scène : il s’agit de
l’amour (« mais on ne ferait pas une divinité de l'amour» L37-38).
Avec toutes ces références aux normes de la tragédie classique de Corneille et
Racine, l’Abbé Prévost montre que, dès leur rencontre, l’amour entre Des Grieux
et Manon ne sera pas heureux et semé d’embuches. La seule échappatoire possible
sera la mort de l’un de ces deux personnages qui délivrera l’autre.
Le
cadre rétrospectif du récit permet à Des Grieux de mettre en scène Manon pour
montrer au lecteur sa précocité face à sa propre incompétence dans les domaines
de l’amour. Pourtant, il commence par la décrire avec l’expression « fort
jeune » (L7) puis « encore moins âgée que moi »
(L16). L’adverbe « ingénument »(L18)
appuie sur l’impression de jeunesse et de candeur qui se dégage de cette
première description. Cependant, cette impression est complètement renversée
par la conjonction de coordination « car » et l’expression qui
la suit « bien plus expérimentée que moi » (L22).
Le lecteur comprend rapidement avec l’euphémisme « son penchant pour le
plaisir » (L24) que Manon, contrairement au jeune Des
Grieux, est habituée à ce type de rencontre. Des Grieux narrateur se sert
d’ailleurs de son recul pour montrer que Manon ne jouait peut-être qu’un jeu.
Pour cela, il utilise de nombreux verbes qui marquent l’apparence comme « elle
me parut » (L10), « sans paraitre »(L16),
« elle n’affecta » (L27), « apparemment »
(L29), « un air » (L30). Grâce à ce
recul, Des Grieux met en relief sa naïveté et son innocence d’antan.
Il
ne faut oublier que lorsque Des Grieux fait son récit au marquis de Renoncourt,
Manon est morte il y a quelques mois et que, même s’il est rentré dans les
ordres, il reste néanmoins en plein deuil. On le comprend d’ailleurs
parfaitement au moment où il doit décrire la mort de Manon. Leur première
rencontre est donc sans doute pour lui un moment particulièrement marquant. Il
marque son émotion l’aide de nombreux procédées narratifs qui lui permettent de
livrer au lecteur une scène de rencontre inoubliable. Dès le début, les deux
phrases exclamatives « Hélas ! Que ne le marquais-je un jour plus
tôt ! » (L1-2) peuvent marquer à la fois la fatalité
de la scène mais aussi le regret des agréables moments passés avec Manon dont
se remémore Des Grieux en évoquant cette scène particulièrement intense. Il
embelli également sa rencontre avec Manon en faisant référence à la mythologie
puisqu’il parle du conducteur du coche comme de « son vieil Argus»
(L48). Il nous parle aussi de « prodige » (L38)
et exagère probablement les propos de Manon avec l’hyperbole « elle me
croirait d’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie »
(L42-43). Avec ces procédés, Des Grieux construit son récit comme un
mythe et, certainement de manière inconsciente, fait de cette scène de
rencontre une scène légendaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire