dimanche 3 septembre 2017

Lecture analytique de La Peste de Albert Camus, "la morale de Rieux"

Ici est faite la lecture analytique d'une partie du roman La Peste de Camus. Il s'agit d'un passage de la partie II allant de "Soyez sûr que je vous comprends..." à "il y a des choses que ma fonction m’interdit." Pour voir l'extrait cliquez ici. 

Albert Camus est un écrivain, journaliste et philosophe français du XXème. Après une enfance très pauvre à Alger, Albert Camus obtient une bourse dans le lycée d’Alger où il apprend la littérature et la philosophie. Il se destine ensuite à devenir professeur, mais il attrape la tuberculose qui l’empêche de continuer ses études et qui l’affaiblira une grande partie de sa vie. Grand pacifiste et humaniste, il entre néanmoins dans la Résistance pendant le Seconde guerre mondiale et participe à plusieurs journaux clandestins. Son style neutre et impersonnel, caractérisé par des phrases déclaratives courtes, lui permet d’acquérir assez rapidement une certaine notoriété et de recevoir en 1952 le prix Nobel de littérature. La Peste, est l’une des trois œuvres de l’auteur inscrite dans le cycle de la révolte juste après la seconde guerre mondiale en 1947. L’histoire prend la forme d’une chronique objective, elle se déroule dans la ville d’Oran et suit plusieurs personnages dont Rieux un médecin, Paneloux un prêtre, Tarroux un étranger et Rambert un journaliste, également étranger, pendant une épidémie de peste. Cette épidémie de peste est fortement analogue à celle qui a eu lieu au XVIIIème à Marseille. Ainsi l’épidémie commence sans qu’elle soit réellement prise au sérieux, puis les morts s’entassent et la ville est mise en quarantaine. Le pic est atteint en été puis l’épidémie se retire peu à peu de la ville. Face à ces événements, le narrateur ne dévoile pas son identité se voulant le plus objectif pour montrer la lutte d’hommes ordinaires face à la peste. Ici nous sommes au moment où la ville vient d’être bouclée et que l’épidémie gagne en ampleur. L’on suit une discussion sur l’une des places de la ville entre Rambert qui veut partir et Rieux qui pourrait le faire partir. Il est donc intéressant de voir dans quelle mesure les individus se situent-ils par rapport aux autres en société face à cette situation extrême. D’abord, nous verrons que nous avons une opposition entre deux individus. Ensuite, nous verrons quelle est la morale du Docteur Rieux.

Dans ce texte, les deux individus sont en discussion et se définissent par rapport à l’autre. On observe donc une opposition argumentée des points de vue entre le docteur Rieux et Rambert. Ainsi, cette opposition est marquée par deux types de discours argumentatifs différents, l’extrait est donc délibératif. Le docteur Rieux se place en défenseur du devoir et de la raison. Ses arguments reposent sur la logique, la loi et la déontologie. En revanche, Rambert fait lui appel aux sentiments de son interlocuteur et cherche à le persuader. Il utilise d’ailleurs une hyperbole très forte « c’est une question d’humanité » (l19) comme si son cas concernait toute l’humanité.  Il dit à Rieux qu’il « ne peut pas comprendre » (l34) avec une phrase négative puisqu’il parlerait le langage de l’abstraction.  Rambert rétorque qu’il parle « le langage de  l’évidence » (l30). Ce débat sur le langage opposant raison et sentiment se rapproche du débat qu’avait le philosophe Pascal entre la raison scientifique et la foi religieuse. On peut donc supposer que les deux personnages ont un caractère, ou ethos, bien différent que nous allons étudier.
 Nous allons commencer par nous intéresser au personnage de Rambert qui est assez nuancé et semble avoir autant de qualités que de défauts. Dans la Peste, Rambert est un journaliste engagé et militant qui prône la justice, pourtant dans cet extrait il semble renier une partie de ses valeurs en essayant de fuir désespérément la ville mise en quarantaine. Il essaye de s’y soustraire avec l’argument exclamatif simpliste « Je ne suis pas d’ici ! » (l16). Cependant cet argument est particulièrement paradoxal et ironique au vu de son histoire personnelle puisqu’on sait qu’il a participé à la guerre d’Espagne et qu’il s’est rendu à Oran pour enquêter sur les conditions des indigènes locaux. Il n’a donc pas été forcé, mais s’y est rendu de manière volontaire. L’argument montre donc un certain égoïsme de la part de cet individu face à la société dans laquelle il se  retrouve enfermé.
 L’ethos du docteur Rieux, prônant la raison et la mesure, est bien différent. Il nous apparaît sincère dès le début comme le montre l’expression « Soyez sûr » (l1) où l’impératif a une modalité de certitude et l’adverbe sûr marque la sincérité.  Il est également bienveillant et l’on voit qu’il sait manier la rhétorique d’une manière très diplomate avec l’expression euphémismée « votre raisonnement n’est pas bon » (l1, 2) au lieu de dire directement à Rambert qu’il à faux. L’euphémisme permet de se placer du côté de son interlocuteur mais il continue à argumenter comme le montre le mot « raisonnement ». L’interjection « hélas » (l17) lui permet de montrer sa bienveillance vis-à-vis du regret qu’éprouve Rambert après son refus. Il est également bien plus réservé et timide que Rambert ce qui est marqué par de nombreuses tirades au style indirect (l1-6, 22-26, 29-31) alors que Rambert ne s’adresse qu’au style direct. Cette différence de style d’énonciation est, sans doute, une manière pour Albert Camus de montrer que le docteur Rieux est capable de prendre plus de distance face à l’épidémie qui atteint les personnages.

 Les deux individus se situent donc en société par leur opposition d’ethos et d’argumentation. Il est intéressant de voir que si, biographiquement, Rambert se rapproche plus de Camus que Rieux c’est visiblement ce dernier personnage que l’auteur a choisi pour porter sa morale. Nous allons donc désormais nous intéresser à la morale de Rieux.   

Ce qui ressort très vite dans la morale de Rieux est qu’il est profondément respectueux des lois. On retrouve donc un large lexique lié à la législation et l’administration, « certificat » (l2, 8), « préfecture » (l4),  « des arrêtés et des lois » (l25), « décisions prises » (l38), « service public » (l44), « bien public » (l45), « cette affaire » (l48) et « ma fonction » (l49). Rambert pense que son cas n’entre pas dans le cadre légal qui empêche les gens de sortir d’Oran. Mais Rieux détruit son argument à la ligne 11 « des milliers d’hommes dans votre cas » où le rôle de l’adjectif numéral « millier » est crucial puisqu’il lui permet de chiffrer la situation et l’opposer à l’individualisme de Rambert. Il dit ensuite que « cette histoire est stupide » (l14) non pas vis-à-vis de son interlocuteur, mais de l’histoire de la peste plus largement. Le lecteur est face à un métalangage où l’auteur se passe du narrateur et des personnages pour s’adresser directement à son lecteur. Il explique que la vie en générale est absurde mais qu’il faut en accepter les règles tels qu’elles sont contrairement à Rambert qui tente de s’en extraire avec sa phrase « je ne suis pas d’ici » (l16). L’attitude de Rieux en revanche montre qu’il accepte les règles et les lois puisqu’il « leva les yeux sur la République » (l29) qui est la statue de la République allégorisant les lois et la justice républicaine française.   
 En tant que médecin, Rieux a adapté sa morale à sa profession qui est d’ailleurs rappelée par le mot « docteur » (l29, 46). Ainsi, il est très réservé et pudique comme nous l’avions montré dans l’étude de son éthos. Il se place du côté de la compréhension, on retrouve deux fois le verbe « comprendre » (l1, 27, 34) et quatre fois l’expression « se rendre/tenir compte » (l19, 23, 40, 43).  En revanche il n’est pas dans la compassion à l’échelle individuelle mais dans la généralisation maximale des cas « vous serez d’ici comme tout le monde » (l17). Il montre qu’il doit rester dans son rôle sans en sortir comme avec la répétition de la troisième personne puisqu’il s’exprime au style indirect « son rôle à lui était de faire » (l25). Ce détachement face aux émotions des habitants s’explique par sa profession, en effet les médecins doivent faire preuve de compréhension face à leurs patients mais pas de compassion car cela serait probablement trop difficile psychologiquement.
 Enfin l’opposition pacifique de Rieux est un moyen pour Camus de montrer que ce personnage est dans un dialogue démocratique. Pour l’auteur qui a connu la seconde guerre mondiale et l’occupation, la démocratie réside dans le fait que les citoyens ne s’affrontent pas physiquement les uns les autres et doivent savoir être à leur place dans la société. Ainsi les propos du docteur Rieux  emploient souvent la modalité de l’incertitude : « j’ignore » (l3) « il croyait » (l22), « il ne savait pas » (l29), « Il ne faut pas juger » (l47). Cette dernière phrase simple qui ralentit le rythme du récit explique d’ailleurs pourquoi il ne s’oppose pas personnellement au départ de Rambert. Il est médecin et non juge c’est pour cela que, malgré son attachement aux lois de la République, il conclut en disant qu’il serait « profondément heureux » (l48) si le journaliste s’en sortait (l’adverbe profondément permet de renforcer le bonheur du docteur et le futur a une modalité de certitude). En effet n’étant ni policier, ni juge Rieux n’a pas à empêcher les projets d’évasion de Rambert puisqu’il vit dans une société démocratique et donc libre où chacun peut faire le choix de suivre les lois ou non.  


Finalement, ce texte nous montre comment deux individus se définissent par rapport à la société grâce à leur opposition d’ethos et de point de vue. De cette opposition entre la raison menée par Rieux et les sentiments défendus par Rambert, le docteur en sort gagnant. En effet, si biographiquement Rambert se rapproche de l’auteur qui avait été piégé loin de sa femme et de sa maison par l’invasion de la zone sud, c’est bien le docteur Rieux qui porte la morale de Camus. D’autant plus qu’il se retrouve, grâce à la double énonciation, également dans un cas analogue à l’auteur et à Rambert puisqu’il est séparé de sa femme parti se soigner (c’est le même motif qui avait forcé Camus à venir en métropole). Il porte des valeurs de respects des lois mais aussi de compréhension, démocratie et de liberté pour l’homme en société. Cela rappelle la devise morale que prônait personnellement l’auteur à cette époque : Liberté-Responsabilité-Solidarité. Cette morale est issue du mélange des idéaux républicains résistants et de la morale énoncé par Kant au XIXème siècle. 

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