mardi 22 mai 2018

Lecture analytique de Manon Lescault de l'Abbé Prévost, "la mort de Manon"

  Ici est faite la lecture analytique d'une partie du roman de Manon Lescault de l'Abbé Prévost. Il s'agit d'un passage de la partie 3 allant de "Nous avions passé" à "de sentiment qui me restait." Pour voir l'extrait cliquez ici. 

Antoine François Prévost, dit l’abbé Prévost est l’un des romanciers français  les plus prolifiques du XVIIIème siècle. En effet, il a laissé plus d’une dizaine d’œuvres littéraires. L’Abbé Prévost est né dans une famille de notables important du Nord de la France, et reçoit une éducation religieuse stricte. Vers l’âge de seize ans, il se destine à une vie monastique mais change soudainement d’avis et s’engage dans l’armée.  Puis, toute sa vie il n’aura de cesse d’hésiter entre une vie pieuse dans le clergé ou une vie aventureuse parmi le siècle. Il finira par choisir la religion et mourra peu après à l’âge de 67 ans. Il s’inspirera largement de ses propres expériences pour écrire en 1731 l’« Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ». Ce livre, qui est le septième tome des « Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde », a permis à l’abbé Prévost de passer à la postérité. Il fut néanmoins longtemps censuré et circula beaucoup de manière clandestine car à l'époque il fut considéré comme une œuvre libertine contraire aux bonne mœurs.
 Ce livre raconte, rétrospectivement, l’histoire du chevalier Des Grieux un jeune homme de bonne famille qui, se destinant à une carrière religieuse, laisse tout tomber pour suivre Manon Lescault, une belle jeune femme, dont il tombe follement amoureux.  Leur relation sera pour le moins difficile car, à plusieurs reprise Manon n'hésitera pas à coucher avec d’autres hommes que Des Grieux dans un intérêt purement financier. Ils se sépareront et retrouverons à plusieurs reprises et Manon finira par être déportée en Louisiane. Par amour, Des Grieux la suivras. Des Grieux pensant avoir tué un homme, ils fuient la colonie française et tente de traverser un désert. Malheureusement, Manon ne survivra pas à cette terrible épreuve et c’est sa mort que nous présente ce passage.
[Lecture Extrait]
 Cette scène, pour le moins étrange, est la fin du parcourt d’initiation de Des Grieux. En effet, après ce passage, il mènera une vie rangée dans les ordres. Il est intéressant de se demander comment Des Grieux fait l’expérience de la mort et comment cela lui permet de devenir réellement adulte. Pour cela nous nous intéresserons à l’expérience qu’il fait de la mort, puis à l’enseignement moral qu’il tire de cette expérience.

Par la mort de Manon, Des Grieux découvre d’une manière très intense la mort puisqu’il tient dans ses bras sa « chère maitresse » (L2) au moment même où elle meurt. L’emploi de cette périphrase n’est pas anodin ; en effet c’est Manon qui l’a entrainé vers le monde des adultes et celle qui l’initie à la douleur de deuil. Néanmoins, au début de l’extrait, Des Grieux ne veux pas voir la mort de Manon arriver. Pour nous faire sentir ce sentiment, l’Abbé Prévost utilise l’ironie tragique, puisque Manon elle-même lui annonce sa propre mort (« elle me dit, qu’elle croyait a sa dernière heure »L6-7) . Pourtant Des Grieux fini par se rendre à l’évidence et comprend « que la fin de ses malheurs approchait» (L11). Pour des Grieux aussi la fin des malheurs est proche puisqu’il est enfin libéré de sa passion dévorante, mais doit désormais vivre avec le manque de l’être cher.
Pour faire ressentir au lecteur l’expérience traumatisante à laquelle il a été victime, Des Grieux utilise tout un vocabulaire pathétique : « fatal et déplorable événement », « tremblant », « soupirs », « languissant », « misérable », « douleur », « désespoir »,  « triste ». Cette scène est également assez ambiguë car Des Grieux mélange l’amour et la souffrance avec les hyperboles : « idole de mon cœur », « embrassé milles fois », « près d’elle », « la bouche attachée sur le visage et les mains de ma chère Manon ». On note également l’utilisation de superlatifs, une autre figure d’amplification, pour la désigner « ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable ». Cette scène est paradoxalement empreinte d’un certain érotisme qui est sans doute dut à l’inexpérience de Des Grieux face à la mort.  
Des Grieux fait également l’expérience du deuil d’une manière très extrême. Quand il nous rapporte les évènements, il se donne l’image d’un véritable mort vivant. Pour cela, il utile cette fois un registre réaliste pour que l’on puisse croire à son récit. Il s’adresse d’ailleurs au lecteur, via le marquis de Renoncourt, avec l’expression « ce qui vous paraîtra difficile à croire » pour renforcer l’effet de réel malgré de nombreuses improbabilités dans son récit sans doute dû à son exagération. Il a besoin « de quantités d’efforts » L26 pour rendre les derniers hommages à Manon alors qu’il nous dit : « qu’il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ». Il a d’ailleurs recourt « aux liqueurs » pour finir d’enterrer Manon. Le recourt à des alcools forts est extrêmement symbolique puisque ceux-ci sont normalement réservé aux adultes : Des Grieux montre au lecteur, de manière tangible, que cette épreuve finale lui permet d’entrer réellement dans le monde des adultes. Pourtant cette épreuve est à deux doigt de causer sa propre perte car il décide « d’attendre la mort sur sa fosse » couché le visage contre le sable. A la fin de l’extrait il dégage un nouveau paradoxe par son absence de larmes (« il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche ») malgré son immense tristesse causée par la perte de Manon.

Le chevalier Des Grieux fait donc une expérience très intense de la mort et du deuil puisqu’il se retrouve, seul, face à la mort inattendue de son amante et décide lui-même de mourir après l’avoir enterré. Le lecteur déduit rapidement de cette intention échoue, puisque Des Grieux est en train de raconter son histoire au marquis de Renoncourt, mais cet échec permet au chevalier Des Grieux de tirer un enseignement moral de cet événement.

Tout le long de cet extrait, on retrouve une succession d’actions et de rites se rapprochant de ceux la religion catholique (qui était la religion des lecteurs de l’époque) et qui permettent à l’Abbé Prévost de faire passer sa propre morale à travers la narration de Des Grieux. La première référence à une cérémonie religieuse que l’on retrouve dans ce passage est faite au mariage. Cela peut paraitre assez surprenant lorsque l’on sait que Manon est mourante pourtant Des Grieux décris ses derniers instants avec Manon comme ce que pourrais passer deux fiancés le jour de leur mariage. Il insiste énormément sur les mains (« en touchant ses mains » « Je les approchait de mon sein » « pour saisir les miennes » « le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuai à tenir les miennes »). Pendant un moment, Des Grieux ne décrit la scène qu’à travers le jeu entre les mains de Manon et les sienne un peu comme s’il utilisait une métonymie. C’est ce choix dans la description de la scène qi permet au lecteur averti de voir une sorte de mariage symbolique, puisque lors d’un mariage catholique les futurs époux doivent se tenir la main. Ce mariage est d’ailleurs confirmé par l’expression « je reçus d’elle des marques d’amour, au moment même qu’elle expirait ». Les deux amants accèdent donc, de manière purement symbolique, au mariage avant la mort de Manon ce qui scelle durablement leur histoire commune malgré les travers de Manon.
Après ce touchant mariage, le lecteur assiste à deux rédemptions. La première à être pardonnée est bien évidement Manon Lescaut. Elle accède à la rédemption par le biais de Des Grieux qui décide de l’enterrer. Cet enterrement n’est plus du tout implicite mais est au contraire bien mis en valeur par les périphrases «le triste office» et « ce lugubre ministère ». Cet enterrement comporte un détail surprenant. En l’absence de cercueil, Des Grieux enveloppe intégralement Manon afin d’éviter que le sable souille son cadavre (« après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher »). Cette hyperbole, mais aussi celle qui la précède (« idole de mon cœur »), permettent de monter au lecteur que le corps de Manon devient égal à celui d’un saint. Cette sacralisation volontaire efface tous les pêchers qu’a pu commettre la frivole Manon. Cette scène de rédemption peut être rapproché de la scène biblique du pardon de Marie Madeleine que le Christ absout malgré son passé sulfureux.
Enfin, c’est Des Grieux lui-même qui est pardonné et retourne sur le droit chemin dont il s’était écarte lors de sa rencontre avec Manon. Pour cela il casse son épée (« Je rompis mon épée »). Il s’agit d’un geste très fort pour les lecteurs de l’Ancien Régime, puisque l’épée était le symbole de la noblesse (en effet seul les nobles avaient le droit de porter l’épée). Par ce geste le Chevalier Des Grieux renonce à son titre de chevalier pour redevenir, on l’apprendra peu de temps après, religieux. Néanmoins, ce changement de titre n’est pas le fait de sa volonté propre mais le lecteur pense plutôt à une sorte de châtiment divin. C’est pour cela que le Ciel est personnifié et prend une majuscule pour qu’il apparaisse comme Dieu (« le Ciel ne me trouva », « Il a voulu », « le secours du Ciel »).

 Finalement, dans cet extrait, Des Grieux est initié à la mort et au deuil d’un être cher. La mort de sa Manon bien-aimée, qui devient d’ailleurs plus ou moins sa femme, conclu son initiation et le libère du fardeau de la passion. Cette scène permet également à l’Abbé Prévost de faire passer un message un peu ambiguë en purifiant Manon et Des Grieux et les rendant, à la fin de son œuvres, corrects pour la morale de l’époque malgré leurs aventures pour le moins sulfureuses et parfois accusées de libertine. Pour l’Abbé Prévost, c’est la passion qui agite les deux personnages qui les entraînent de tels malheurs. Néanmoins, c’est également l’excès de cette passion qui rend les personnages attachants et touchant. En effet c’est elle qui pose Des Grieux a enterre Manon de cette façon et l’absout de ses pêché. L’Abbé Prévost propose donc à son lecteur, à travers ce récit d’initiation, sur l’adage « la fin justifie les moyens » qui a partagé et partage les philosophes depuis Machiavel.

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