mardi 29 novembre 2016

Lecture analytique de "La pipe" de Charles Baudelaire

Ici est faite la lecture analytique du poème "La pipe" de Charles Baudelaire. Il s'agit d'un  poème extrait du recueil Les Fleurs du Mal. Pour voir l'extrait cliquez ici.


Charles Baudelaire, est un poète français du XIXème qui occupe une place à part dans littérature et son époque. En effet, il n’est rattaché à aucun mouvement mais est à la croisée des différents styles qui coexistaient à son époque. Ainsi il mélange le style classique et romantique en se tournant vers le symbolisme et les Parnassiens. Il consacre sa poésie entièrement à la recherche du beau et non à la morale et à la recherche de la vérité. Il produit peu de recueils mais ils sont essentiels dans l’histoire de la poésie française.   
Le poème La Pipe, est extrait du recueil Les Fleurs du Mal qui est le plus important recueil de Baudelaire qu’il a publié pour la première fois en 1857 après un bras de fer juridique avec la censure comme Gustave Flaubert avec Madame Bovary pour atteinte aux bonnes mœurs. Ici le poème est un sonnet, donc une forme fixe codifiée, qui traite d’un sujet plutôt original pour l’époque : un objet du quotidien. Il ne s’agit pas d’un objet du quotidien anodin que choisi le poète mais sa pipe dont il se sert pour fumer.
[Lecture extrait]
Dans ce poème, Charles Baudelaire décrit donc sa pipe et lui donne la parole. Il est donc intéressant de se demander ce que cette pipe peut avoir à dire aux lecteurs de son auteur. Pour ce faire, nous nous demanderons d’abord dans quelle mesure cette pipe peut être une allégorie de l’inspiration poétique. Dans un second temps, nous verrons comment le poète fait l’éloge de cette pipe par rapport à lui-même.

La première chose que l'on remarque lorsqu’on lit ce sonnet est qu'il présente une pipe en train de parler. En rhétorique, on appelle cette figure consistant à faire parler un objet une prosopopée. La pipe se présente et parle en son nom comme le montre l'occurrence du pronom personnel de la première personne du singulier « je » (v1, 6, 9, 12) qui rappelle à chaque fois au lecteur qui est le narrateur. La présence de cette énonciation à la première personne nous place donc dans un registre assez lyrique proche de  celui employé par les romantiques. La pipe se présente d'abord comme une servante dévouée à son maître. En effet elle marque son appartenance à l'auteur dès le premier vers avec le complément du nom « d'un auteur ».  Il y a une syllepse, c'est à dire, un jeu polysémique permettant de faire plusieurs interprétations sémantiques différentes d’un mot, ici il s’agit de l’expression « ma mine » (v2). La première explication permet de conforter le lecteur dans la vision de servante puisque la mine peut désigner le visage, la pipe se retrouve ainsi personnifiée et prend un visage humain.
Ce visage humain peut également être rattaché à l'image d’une muse qui inspire le poète. En effet, la personnification de la pipe se poursuit dans la suite du poème et les verbes « enlacer » et « bercer » au vers 9 donnent une image maternelle et protectrice à cet objet. Cette image semble donner à la pipe un rôle rassurant pour le poète d'autant qu'elle agit sur « son âme » (v9) c'est à dire la partie la plus sollicitée par l'écriture poétique. A cette image maternelle, se greffe également l'image d'une épouse ou d’une amante. En effet la comparaison au vers 6 avec la « chaumine », où se prépare le repas, installe une image bucolique permettant un parallèle mental entre la pipe et la femme aimante attendant son mari du retour de champs en lui préparant un bon repas.
Si la pipe personnifiée a des allures de servante et de muse protectrice, elle peut également avoir l'image d'une nouvelle plume indispensable au poète. Le rythme du sonnet en octosyllabe n'est pas noble et est même mineur. Le poète fait comprendre par ce rythme très court, qu'en apparence il y a peu à dire sur cette pipe. Pourtant elle à certains attributs remarquables par ses origines qui grâce à des toponymes donnent un effet réaliste et la rendent exotique. Elle serait « D'Abyssinienne ou de Cafrine » (v3). Un autre choix est celui de l'article devant le mot « auteur » au vers 1. Il s'agit de l'article indéfini « un ». C'est probablement une manière pour Baudelaire de montrer que l’utilisation de la pipe n'est pas son propre mais est nécessaire à chaque auteur comme la plume. Il tisse d'ailleurs un lien entre pipe et plume avec le deuxième sens possible à donner à la syllepse « ma mine » (v2) qui peut aussi faire référence à la mine d'un crayon ou d'une plume.

Dans ce poème, la pipe incarne donc l'inspiration et l'outil parfait du poète puisqu'elle semble intimement liée à la plume et qu'elle dépasse le rôle de cette dernière en incarnant la figure d’une servante et d’une muse toujours au service du poète. Nous allons maintenant voir comment le poète se définit par rapport à cette pipe et dans quelle mesure il en fait l'éloge.

Fortement inspiré par les courants romantiques, Charles Baudelaire se définit souvent comme dans un état de profonde souffrance amoureuse : le spleen. Cet état de mélancolie trouve ses racines dans un mal de vie très angoissant pour le poète. Ici, Charles Baudelaire se sert de cette image de spleen à travers l'antithèse « comblé de douleur » (v5) en référence à l'expression populaire comblé de joie. Mais aussi par un registre pathétique exprimant sa souffrance « douleur » (v5) et « fatigues » (v14). Cependant la pipe est là pour l'aider et l'on retrouve également un lexique de la médecine mêlé à celui de la douleur tout au long du sonnet : « dictame » (v12) et « son cœur » (v13) et « guérit » (v13). Le poète plongé dans son spleen peut donc compter sur sa fidèle pipe pour l'en sortir, mais ce n'est pas la seule image qu'il se donne.
En effet le poète ne se met pas seulement en scène comme un être affecté d'un mal de vivre mais aussi comme un véritable travailleur. Il associe le travail poétique à celui du laboureur grâce à la même comparaison dans le deuxième quatrain qui associe la pipe à la femme aimante. Il reprend ainsi une image créée par le poète romantique Victor Hugo qui associait les vers aux sillons du champ labouré dans le poème Veni Vidi Vixi des Contemplations. Cependant, il apporte un regard particulièrement neuf et différents à celui des romantiques puisqu'il insiste sur le caractère physique et implacable de cette écriture poétique avec le complément circonstanciel de but « pour le retour du laboureur » (v8). Le mot « retour » mis en place centrale insiste sur le fait que le laboureur-poète est parti travailler. Baudelaire répond ainsi aux romantiques qui voulaient une écriture directe sans travail poussé et rigoureux, uniquement avec une inspiration quasi divine.
Le dernier aspect que traite le poème et qui est intimement lié à l'utilisation réelle d'une pipe sont les « paradis artificiels ». Sous ce terme, Charles Baudelaire désigne le tabac, l'alcool, le cannabis, l'opium et toutes les autres drogues qui donnent l'impression à l'homme d'être heureux dans un monde de plaisir normalement réservé à ce qui détiennent un amour parfait et épanoui. Ce thème intéresse tellement le poète qu’il lui en a même consacré une partie dans son recueil Les Fleurs du Mal. On retrouve plusieurs marques de ces paradis artificiels ici. D'abord on sait que le maître de la pipe est un « fumeur » (v4), l'on a des précisions grâce à l'adjectif quantitatif épithète « grand » (v4) placé devant le mot. La fumée de la pipe est mise en valeur par l'allitération en [M] du vers 6 (Je fume comme la chaumine) mais n'est décrite de manière indirecte et relativement abstraite qu'au vers 10. Enfin on retrouve une ambiguïté au niveau de l'action que fait la pipe pour préparer son baume. En effet il paraît difficile de « rouler un puissant dictame » (v12) à moins que le dictame en question ne soit pas un onguent mais plutôt une boule de tabac à chiquer éventuellement agrémentée de haschich puisque Baudelaire en a consommé à plusieurs reprises au cours de sa vie. Cela pourrait expliquer la puissance du dictame sur le corps et l'esprit du poète le haschich étant consommé pour ses propriétés psychotropes et apaisantes.

Finalement, dans ce sonnet le poète laisse l'objet s'exprimer de lui-même grâce à une prosopopée. Cette dernière se donne un rôle de servante, et de muse inspiratrice grâce à plusieurs personnifications. Elle aurait le pouvoir de soigner le spleen de son maître qui se présente également comme un véritable travailleur à l'image du laboureur. Elle a également la possibilité de lui ouvrir les portes des paradis artificiels. Dans ce sonnet le poète montre donc que la pipe est essentielle au travail de l'écrivain au même titre que la plume à laquelle elle est associée. Il serait intéressant de se demander quels sont à l'heure actuelle, plus d'un siècle après la rédaction de ce poème par Baudelaire, les éléments indispensables à un écrivain. Une histoire qui est arrivé à Eric Emmanuel Schmitt, un écrivain francophone relativement connu, semble apporter une piste de réponse. En effet lorsque celui-ci commençait son roman La Part de l'Autre, il s'était fait volé son ordinateur portable contenant la copie de son manuscrit la plus avancée et tous ses travaux de recherches. Il a pu finalement retrouver cet ordinateur grâce à l'aide d'un retour anonyme suite à un message diffusé par les autorités.

mardi 22 novembre 2016

Lecture analytique du "Pain" de Francis Ponge

Ici est faite la lecture analytique du poème "Le pain" de Francis Ponge. Il s'agit d'un extrait du recueil Le Parti pris des choses. Pour voir l'extrait cliquez ici.

Francis Ponge est un poète français du XXème siècle qui a connu et participé aux deux guerres mondiales. La première en tant que fantassin dans la dernière année de guerre et en tant que résistant pour la seconde. Il a fait partie du mouvement surréaliste et a également adhéré un temps à un parti de gauche.   
Même s’il ne connaîtra jamais un succès éditorial retentissant, il acquière une certaine notoriété littéraire grâce à son principal recueil de poème Le Parti pris des choses Ce recueil est paru en 1942, pendant l’Occupation allemande, et s’attache à décrire des éléments du quotidien dans leur apparente banalité. Cependant sous les mots du poète, ces objets ordinaires sont transfigurés et réapparaissent sous un œil nouveau pour le lecteur. Le poème Le Pain est d’ailleurs extrait de ce recueil et décrit lui-même un objet banal et éponyme au titre : le pain.   
[Lecture extrait]
Dans ce poème, Francis Ponge décrit donc un pain en apparence ordinaire et quotidien qui est rendu surréaliste. Il est donc intéressant de se demander comment les objets peuvent avoir des choses à nous dire. Pour ce faire nous verrons qu'il en fait d'abord une description en apparence réaliste puis comment il en fait une œuvre d'art subjective.

Pour nous faire comprendre que les objets ont des choses à nous dire, Francis Ponge commence par montrer le pain à l'aide d'un registre très réaliste mais choisi qui a pour finalité de sublimer l'objet. La première chose que le lecteur averti remarque est que le poète semble se livrer à un exercice de style comme pourrait le faire un musicien ou un peintre. Il existe d'ailleurs un exercice en peinture qui se rapproche beaucoup de ce poème : la nature morte. La nature morte est un exercice qui consiste à représenter un ou plusieurs objets du quotidiens, parfois mis en scène, de la manière la plus précise et réaliste possible. Ponge a glissé plusieurs références à la peinture dans les mots qu'il choisit de mettre ou non dans son poème. Ainsi on remarque l'absence notable du mot croûte alors que celle-ci est abondamment décrites dans les huit premières lignes. En effet ce terme à une signification particulière dans le vocabulaire pictural puisqu'il désigne un tableau de moindre qualité avec une connotation extrêmement péjorative. Il lui préfère donc le mot « surface » (l1) pour commencer son texte et fait appel à notre intelligence de lecteur à l'aide d'une paronymie, c'est à dire une proximité phonologique entre deux mots, avec le mot « crêtes » (l5) qui se rapproche bien de croûte. Il joue également sur l'ambiguïté du mot « plans » (l6) qui pourrait faire référence aux différents plans dans la construction d'un tableau. Cependant, le cadre du poème dépasse celui d'un tableau comme le souligne Ponge avec l’adjectif «panoramique» (l2), lui permettant d’amorcer de nouvelles comparaisons pour décrire son pain.
Ces nouvelles comparaisons sont principalement d’ordre géographique et l’on retrouve abondamment le lexique de cette matière dans une énumération à la ligne 5 : « vallées, crêtes, ondulation, crevasse… ». Cette accumulation crée un effet d’inventaire renforcée par l’utilisation des points de suspensions qui permettent au poète de montrer que s’il l’avait voulu, il aurait pu utiliser bien plus de termes du même genre pour décrire son pain. D’autant plus que cette accumulation est déjà précédée d’une autre accumulation à la construction similaire « les Alpes, le Taurus ou la cordillère des Andes » (l3). Cette accumulation tient sa particularité dans le fait qu’elle se sert de toponyme, c’est-à-dire de lieux dits réellement existants, ce qui ancre le poème dans un registre réaliste. Il sert ainsi de la comparaison « comme si l’on avait sous la main » (l2-3) pour montrer que la surface de son pain se rapproche d’un relief montagneux et de l’énumération qui suit pour démontrer la grandeur que prend ce relief qui englobe trois grands massifs montagneux éparpillés aux quatre coins du monde.
Le dernier lexique tiré d’un domaine technique et utilisé de manière réaliste que l’on peut relever est celui du bâtiment et de l’artisanat (classe professionnel dont fait d’ailleurs parti le boulanger et pour certains au XXème le poète). On relève de nombreux mots qui ont un rapport avec ce domaine : «durcissant» (l5), «s’est façonnée» (l5), « ces dalles minces » (l7), « sous-sol » (l9). Ce lexique surtout disséminé dans le début du texte décrivant avec précision la croûte du pain, donne l’impression au lecteur que celle-ci n’est pas simplement l’œuvre du hasard de la cuisson au four mais bien d’un travail recherché et construit comme pourrait l’être celui d’un maçon ou d’un sculpteur.

Le poète présente donc son l’objet de son poème sous des apparences objectives et réalistes en se raccrochant d’abord à la peinture et à l’exercice de la nature morte qui doit par essence être réaliste. Ensuite, il sert de deux vocabulaires réalistes et techniques, celui de la géographie physique à grand renfort d’énumérations et celui du bâtiment et de l’artisanat. Mais ces deux lexiques ne font pas qu’apporter un réalisme au poème, ils subliment et magnifient également le pain. En effet, il ne faut pas oublier que le poète, même s’il ne le dit pas et qu’il se sert d’un registre réaliste, est le seul artisan de son poème et que ce dernier gardera toujours un regard subjectif sur l’objet qu’il décrit (ici le pain).

Le poète n’essaye pas particulièrement de cacher sa subjectivité d’auteur, puisqu’il ne se gêne pas pour donner son avis. Ainsi, on remarque qu’il porte un regard plutôt positif sur la croûte comme le montre l’adjectif très laudatif « merveilleuse » (l1). Au contraire la mie est présentée à l’aide d’un vocabulaire bien plus péjoratif : « mollesse ignoble sous-jacente » (périphrase ligne 8), « lâche et froid sous-sol » (l9), « pareil à celui des éponges » (l9-10). Ponge souligne d’ailleurs son jugement comparatif avec les véritables différences entre la croûte et la mie puisque l’une est dure et l’autre molle. Il le rappelle avec le verbe durcir à la ligne 5, au participe présent pour montrer l’action qui anoblit la croûte, au contraire de la « mollesse » (l8) de la mie. Cette dernière est d’ailleurs personnifiée dans l’une des périphrases la nommant avec l’adjectif «lâche» (l9). Grâce à cette personnification le poète donne à la mie un caractère humain et montre bien qu’il porte un jugement.   
S’il porte un jugement qui oppose les deux parties du pain qu’il décrit, le poète magnifie également ce dernier de manière plus surréaliste. Il crée des aphorismes particulièrement puissants pour montrer la singularité de son pain en rapport avec la nature. Par exemple, le pain cuit dans un «four stellaire» (l5) qui donne l’impression que le four contient l’ensemble des étoiles du cosmos. Le pain prend alors forme dans un cadre bien plus grand que celui du four du boulanger. Il lie également le pain qu’il décrit à la nature vivante à l’aide de deux petites allitérations «feuilles et fleurs » (l10) en [F] et « sœurs siamoises soudés » (l10-11) en [S].  
Enfin, Francis Ponge se sert également de son poème sur le pain pour argumenter et nous enseigner un moral. Dans ce cadre didactique, on retrouve de nombreux adverbes marquant l’argumentation comme «d’abord» (l1), « Ainsi donc » (l4), «dès lors » (l6)  et « Lorsque » (l11) ainsi que la conjonction « mais » (l14). Tous ces connecteurs logiques et temporels permettent au poète d’arriver à sa morale qui constitue également la chute du poème aux lignes 14 et 15. Il joue sur la polysémie du verbe « brisons-la » (l14) pour faire une syllepse. On peut ainsi donner plusieurs explications, la première très terre à terre peut être une invitation du poète à casser la croûte pour manger le pain. Il peut également inviter son lecteur à arrêter de considérer l’objet de sa poésie comme une œuvre d’art et de le remettre à sa place nourricière. Enfin la dernière peut être plus métapoétique le verbe «brisons- la» (l14), peut n’être adressé par le poète qu’à lui-même pour lui rappeler, et  nous rappeler au passage, qu’un poème est une forme traditionnellement brève qui doit s’arrêter maintenant. Quel que soit l’explication à donner à cette syllepse, on remarque que le poète a inclus son lecteur grâce à l’adjectif possessif « notre » (l14).  Cette assimilation poète-lecteur a été amorcée depuis le début du poème discrètement avec le pronom impersonnel « on » (l2, 11). Ce procédé est particulièrement efficace en argumentation preuve que ce poème permet bien à Ponge de donner son avis de manière subjective.

Finalement, le poète magnifie le pain avec un registre très réaliste et technique comme celui de la géographie et le bâtiment. Sous le couvert d’une nature morte objective, Ponge suit l’avis existentialiste de Sartre sur la littérature dans l’art. Ainsi son poème porte des jugements et des images surréalistes qui servent une sorte d’apologue déguisé. Cependant la chute renfermant une syllepse, le poète laisse le choix à son lecteur sur le sens de ce que le pain, cet objet quotidien, peut avoir à nous dire. Il serait d’ailleurs intéressant de replacer le  poème dans son contexte, en 1942. En effet, à cette époque la France est en plein milieu de l’Occupation Allemande et la population française souffre beaucoup des restrictions et du rationnement comme le rappelle d’ailleurs l’expression B.O.F. On peut donc imaginer que Ponge a écrit ce poème sans avoir vu de pain blanc depuis plusieurs semaines et que l’absence magnifie à elle seule la banalité de cet aliment.    


mercredi 13 juillet 2016

Smartphone mon amour [essai littéraire]


Le soleil ne s’est pas encore levé que déjà sa lumière vous éveille. 6h40. Au son de son clairon soigneusement réglé vous êtes levés. Adieu vieux réveil matin strident et peu fiable ! Il est le dernier à vous avoir quitté hier soir et le premier à votre chevet ce matin. Sa lumière bleutée vous apaise. Il s'éloigne rarement du chaud confort de votre poche; toujours fidèle. Au garde à vous. Il est opérationnel par simple appel de bouton. A vos ordres par un glissement furtif ou un doigt simplement posé. Il répond toujours présent pour vous livrer messages, précieuses informations ou prompts divertissements. Il enchante vos doigts qui sur son écran deviennent fées. Vous êtes magiciens, un écran allumé, vous pouvez lire sans papier et écrire sans stylo. Vos doigts s’emplissent d’un d’un pouvoir que le foudre ne peut surpasser et leur ballet, sur sa piste de verre, communiquent avec le monde connecté. Prenez garde à ce lac glacé qui se pare de milles couleurs changeantes car il ensorcelle, sournoisement, vos yeux. Votre esprit se préoccupe sans cesse de lui et votre cœur ne bat plus en son absence. Bientôt vous ne pourrez plus penser qu’a ce messager d’Amour, et des autres Dieux. Ô, Hermès ! Sous nos yeux aveuglés volent tes sandales ailées en ondes organisées et tu nous vole notre amour. Et, vous, quelle joie vous emporte lorsque vous entendez un son ou une vibration venant de sa coque sans vie. Et peu importe si la nouvelle est néfaste. Peu importe puisque cela vous déconnecte de votre morose réalité ! Mais prends garde à toi, vaillant soldat, car tu devient bien vite obsolète et ton service ne dure qu’un


temps.

mercredi 6 juillet 2016

"Vous me dites maîtresse" de Ronsard


Ici est faite la lecture analytique du poème "Vous me dites maîtresse" de Pierre de Ronsard. Il s'agit du vingt-quatrième poème du livre II des Sonnets pour Hélène tiré de son recueil Amours. Pour voir l'extrait cliquez ici.


            Pierre de Ronsard est l’un des plus grands poètes du XVIème siècle. Grand poète à la cour du roi de France Charles IX, on le surnomme parfois le poète des princes et le prince des poètes. Il a en effet eu une influence considérable sur la poésie française des siècles qui suivront. A la tête d’un groupe composé de sept grands poètes de son époque, et surnommé la Pléiade en référence à la constellation, il a participé à l’installation du sonnet, une  forme poétique fixe auquel nous avons ici affaire, mais aussi au changement du mètre noble. Avant, les poètes préféraient utiliser le décasyllabe dans leurs chansons de gestes épiques, Ronsard choisira l’alexandrin de douze syllabes qui est toujours le mètre noble à l’heure actuel.
            Il passera à la postérité, notamment grâce à son grand recueil Les Amours. Les sonnets pour Hélène, dans lesquelles se trouve notre poème, est la dernière partie de ce recueil, et est-elle même divisé en deux livres. Il s’agit des derniers poèmes écrits par Ronsard à la fin de sa vie, où il chante l’amour qu’il éprouve pour une des dames de compagnie de la reine qui est clairement identifiée et s’appelait Hélène de Surgères. La construction des sonnets pour Hélène est faite de manière logique. Dans le premier livre, Ronsard déclare son amour et loue la beauté et la jeunesse d’Hélène.  Plus on avance dans l’ouvrage, et plus les poèmes se font pessimistes et montre un visage cruel de cette jeune femme qui ne veux pas aimer le vieux poète. Ce poème « Vous me dites maîtresse, » est situé à la moitié de l'œuvre et est en partie inspiré par la vie d'Hélène de Surgères.
[Lecture extrait]
            La grande particularité de ce sonnet, que l'on remarque très rapidement, est qu'il prend la forme d'une conversation entre Hélène et Ronsard.  Il est donc intéressant de se demander comment l’expression du sentiment amoureux, dans ce poème, est l’affirmation de l’identité du poète. Pour cela nous verrons d’abord qu’il y a une opposition des points de vue sur l’amour entre les deux amants. Ensuite nous nous demanderons comment Ronsard se place en maître de l’amour.

            Plusieurs éléments, permettent au poète de montrer à son lecteur qu'il le place dans une conversation où s'oppose deux points de vus. Tout d'abord l'on remarque la présence de nombreux indices typographiques, notamment l'utilisation des deux points aux vers 2 et 9 qui supposent deux prises de paroles distinctes. Il y a également des guillemets ouverts au vers 9 et fermés au vers 14  qui encadrent plus clairement la deuxième prise de parole. De plus, les paroles sont au style direct avec des temps du présent et du futur, alors que les verbes de paroles « Vous me dites » (v1) et « répondis » (v9) au passé suggèrent que le poète se place dans un cadre rétrospectif. Hélène a la parole dans les quatrains et Ronsard dans tercets, mais leurs volume de paroles est identique : 6 vers chacun. Cette égalité laisse une équité dans l'opposition entre les deux amants pour développer leurs arguments. La construction de ce sonnet est effectivement basée sur une opposition des points de vue entre Hélène et Ronsard au sujet de l'amour et comment lui faire face. Cette opposition est particulièrement visible dans le jeu de répétition que fait le poète entre les propos d'Hélène et les siens. Ainsi « le désert » (l3) et « jeûne et oraison » (l6) d'Hélène deviennent « les déserts » (l12) et « ni jeunes ni oraisons » (l14) chez Ronsard. Au contraire, « les flammes » (l7) deviennent « la flamme » (l11). Ces répétitions loin d'être dues à un manque d'arguments de Ronsard sont, par leur changement de nombre, un moyen de marquer la confrontation de son point de vue sur l'amour face à son amante.
            Maintenant que l'on sait que ce poème est une conversation amoureuse qui confronte deux points de vue, il pourrait être intéressant de s'interroger sur le sens de ces deux points de vue. Hélène, qui est la première à prendre la parole, à une vision particulièrement pessimiste et inquiétante. Celle-ci est particulièrement développée dans la métaphore du vers huit : « Ce cruel de mon sang ne pourrait se repaître ». L'adjectif « cruel » à une connotation criminelle et violente tout comme le mot « sang » qui pourrait rappeler une blessure. Le mot « sang » a également une symbolique chrétienne très forte puisque dans cette religion, qui était celle du poète et de l’État à l'époque, il est associé à la vie. Enfin, le verbe « repaître » donne l'impression qu'Amour prend plaisir à se nourrir de la vie de ses victimes. Il apparaît finalement comme un Dieu malfaisant, voir un Démon, se rapprochant de l'image du vampire  qui a connu un certain succès bien plus tard en littérature. Le point de vue d'Hélène suit donc le dogme catholique de l'époque à la lettre, au contraire de celui de Ronsard.
En effet celui-ci se trouve plus dans la nuance, comme le marque le passage du pluriel au singulier lors de la répétition de flamme qui atténue profondément la violence ravageuse de la passion amoureuse la transformant en une lumière plus diffuse. Il oppose également « un Dieu » au pluriel « les Dieux » au vers 13, pour montrer que finalement l'amour surpasse tous les autres dieux païens ou catholique. Il insiste d'ailleurs sur la puissance du dieu Amour avec l'adverbe d'intensité « si puissant » (v13).  Ronsard voit donc l'amour comme une force supérieure contre laquelle il est vain de lutter dans une vision plus moderne qui apparaîtra après les romans libertins du XVIIème.

            Dans ce sonnet, Pierre de Ronsard oppose donc deux vision de l'amour, bien différentes, dans le cadre d'une conversation amoureuse. Cependant cela lui permet également de s'affirmer en temps qu'une sorte de maitre de l'amour auprès d'Hélène.

            Pour s'affirmer en tant que maitre ou docteur de l'amour, Ronsard doit d'abord montrer à son lecteur et à Hélène qu'il sait argumenter. Pour cela, il sert des bases de la rhétorique en reprenant les arguments d'Hélène. Il démontre leur inutilité en les réutilisant au pluriel ce qui les rend encore moins efficace dans les propos de son amante puisqu'elle, les utilise au singulier. Il insiste d'autant plus dans l'expression « jeûnes ni oraisons » (l14) avec la conjonction de  coordination négative « ni ». Il se sert d'une autre figure de style de base de la rhétorique, la tautologie, au vers 10 « Qu'un feu ne soit pas feu ». Cela lui permet de montrer au lecteur que son argumentation tient sur des arguments simples, logiques et imparables. Paradoxalement, il marque également son savoir par une anacoluthe c'est à dire une rupture de la construction traditionnelle syntaxique. Ainsi il devrait dire « Vous vous trompez » et nous « vous trompez » (v9). Cette expression, qui s'affranchie sans doute de la syntaxe traditionnelle pour des raisons de métrique, permet au poète de se placer au-dessus d'Hélène d'un point de vue argumentatif.
            Ronsard marque également sa supériorité dans le domaine de l'amour sur Hélène en la montrant au lecteur de son sonnet comme particulièrement inexpérimentée. Dans ses propos, elle utilise le mode conditionnel « voudrais » (v4), « serait » (v5),  « passerais » (v6), « défierais » (v7) et « pourrait » (v8). L'emploi de ce mode a une valeur de souhait mais aussi d'incertitude contrairement à d'autres modes comme le subjonctif. Son manque d'expérience est également marqué par le paradoxe du vers 5 : A l'heure mon esprit de mes sens serait maître. En effet chez les hommes le cerveau ne peut pas un influencer la perception des sens de manière direct (ainsi on ne peut pas maîtriser les odeurs que l'on veut sentir par exemple). Le mot « sens » est donc probablement, suivant la logique, associé au mot sentiment. Ce paradoxe montre qu'Hélène manque d'expérience et confond les perceptions du monde extérieur et les sentiments qu'elle peut éprouver au fond d'elle.
            Le poète au contraire se plaçant en véritable connaisseur de l'amour, toute la construction du poème est faite pour que l'on se rallie à son point de vu. Ainsi, il s'exprime en dernier et conclu le poème. Le lecteur fini sa lecture sur l'argumentation de Ronsard sans entendre la réponse qu'Hélène pourrait lui apporter. Contrairement à Hélène qui parle à la première personne marqué par la répétition du pronom personnel (« je » (v4, 6, 7) et « mon » (v5, 8). Le choix du temps de ses verbes est, comme pour Hélène, fait avec un grand soin. Ainsi dans ses paroles au style direct, il n'utilise que du présent de l'indicatif (« trompez » (v9), « voit » (v11), « s'engendre » (v12), « se peuvent » (v14)) et du subjonctif (« soit » (v10)). Tous ces présents ont une valeur de vérité générale, qui s'emploi pour des faits considérés comme toujours vérifiés, permettent à Ronsard de donner à son lecteur l'impression que ses paroles sont comme des propriétés mathématiques ou des dictons populaires.



            Finalement, le sentiment amoureux est donc mis en scène d'une manière très originale dans ce sonnet puisqu'il prend la forme d'une discussion amoureuse entre Ronsard et Hélène de Surgères. Cette discussion est construite de manière rétrospective pour mettre en valeur l'opposition de point de vue sur l'amour entre le poète et sa maîtresse. Pour permettre à son lecteur de rallier son point de vu Ronsard se sert de nombreux effets littéraires qui lui permettent de se donner le rôle de docteur ès amour dans la ligné des grands magisters amoris latin comme Ovide qui, dans L'Art d'Aimer, dispensait de véritables cours de séduction et de gestion d'une relation amoureuse. Il tout de fois intéressant de remarquer que la spécificité dans le poème de Ronsard qui réside dans son opposition des points de vue préfigure, au sortir du Moyen-Age, le débat d'opinion sur l'amour qui opposera les mœurs catholiques aux libertins puis à la société laïque française.