Charles Baudelaire, est un poète français du XIXème qui occupe une place à part dans littérature et son époque. En effet, il n’est rattaché à aucun mouvement mais est à la croisée des différents styles qui coexistaient à son époque. Ainsi il mélange le style classique et romantique en se tournant vers le symbolisme et les Parnassiens. Il consacre sa poésie entièrement à la recherche du beau et non à la morale et à la recherche de la vérité. Il produit peu de recueils mais ils sont essentiels dans l’histoire de la poésie française.
Le poème La Pipe, est extrait du recueil Les Fleurs du Mal qui est le plus important recueil de Baudelaire qu’il a publié pour la première fois en 1857 après un bras de fer juridique avec la censure comme Gustave Flaubert avec Madame Bovary pour atteinte aux bonnes mœurs. Ici le poème est un sonnet, donc une forme fixe codifiée, qui traite d’un sujet plutôt original pour l’époque : un objet du quotidien. Il ne s’agit pas d’un objet du quotidien anodin que choisi le poète mais sa pipe dont il se sert pour fumer.
[Lecture extrait]
Dans ce poème, Charles Baudelaire décrit donc sa pipe et lui donne la parole. Il est donc intéressant de se demander ce que cette pipe peut avoir à dire aux lecteurs de son auteur. Pour ce faire, nous nous demanderons d’abord dans quelle mesure cette pipe peut être une allégorie de l’inspiration poétique. Dans un second temps, nous verrons comment le poète fait l’éloge de cette pipe par rapport à lui-même.
La première chose que l'on remarque lorsqu’on lit ce sonnet est qu'il présente une pipe en train de parler. En rhétorique, on appelle cette figure consistant à faire parler un objet une prosopopée. La pipe se présente et parle en son nom comme le montre l'occurrence du pronom personnel de la première personne du singulier « je » (v1, 6, 9, 12) qui rappelle à chaque fois au lecteur qui est le narrateur. La présence de cette énonciation à la première personne nous place donc dans un registre assez lyrique proche de celui employé par les romantiques. La pipe se présente d'abord comme une servante dévouée à son maître. En effet elle marque son appartenance à l'auteur dès le premier vers avec le complément du nom « d'un auteur ». Il y a une syllepse, c'est à dire, un jeu polysémique permettant de faire plusieurs interprétations sémantiques différentes d’un mot, ici il s’agit de l’expression « ma mine » (v2). La première explication permet de conforter le lecteur dans la vision de servante puisque la mine peut désigner le visage, la pipe se retrouve ainsi personnifiée et prend un visage humain.
Ce visage humain peut également être rattaché à l'image d’une muse qui inspire le poète. En effet, la personnification de la pipe se poursuit dans la suite du poème et les verbes « enlacer » et « bercer » au vers 9 donnent une image maternelle et protectrice à cet objet. Cette image semble donner à la pipe un rôle rassurant pour le poète d'autant qu'elle agit sur « son âme » (v9) c'est à dire la partie la plus sollicitée par l'écriture poétique. A cette image maternelle, se greffe également l'image d'une épouse ou d’une amante. En effet la comparaison au vers 6 avec la « chaumine », où se prépare le repas, installe une image bucolique permettant un parallèle mental entre la pipe et la femme aimante attendant son mari du retour de champs en lui préparant un bon repas.
Si la pipe personnifiée a des allures de servante et de muse protectrice, elle peut également avoir l'image d'une nouvelle plume indispensable au poète. Le rythme du sonnet en octosyllabe n'est pas noble et est même mineur. Le poète fait comprendre par ce rythme très court, qu'en apparence il y a peu à dire sur cette pipe. Pourtant elle à certains attributs remarquables par ses origines qui grâce à des toponymes donnent un effet réaliste et la rendent exotique. Elle serait « D'Abyssinienne ou de Cafrine » (v3). Un autre choix est celui de l'article devant le mot « auteur » au vers 1. Il s'agit de l'article indéfini « un ». C'est probablement une manière pour Baudelaire de montrer que l’utilisation de la pipe n'est pas son propre mais est nécessaire à chaque auteur comme la plume. Il tisse d'ailleurs un lien entre pipe et plume avec le deuxième sens possible à donner à la syllepse « ma mine » (v2) qui peut aussi faire référence à la mine d'un crayon ou d'une plume.
Dans ce poème, la pipe incarne donc l'inspiration et l'outil parfait du poète puisqu'elle semble intimement liée à la plume et qu'elle dépasse le rôle de cette dernière en incarnant la figure d’une servante et d’une muse toujours au service du poète. Nous allons maintenant voir comment le poète se définit par rapport à cette pipe et dans quelle mesure il en fait l'éloge.
Fortement inspiré par les courants romantiques, Charles Baudelaire se définit souvent comme dans un état de profonde souffrance amoureuse : le spleen. Cet état de mélancolie trouve ses racines dans un mal de vie très angoissant pour le poète. Ici, Charles Baudelaire se sert de cette image de spleen à travers l'antithèse « comblé de douleur » (v5) en référence à l'expression populaire comblé de joie. Mais aussi par un registre pathétique exprimant sa souffrance « douleur » (v5) et « fatigues » (v14). Cependant la pipe est là pour l'aider et l'on retrouve également un lexique de la médecine mêlé à celui de la douleur tout au long du sonnet : « dictame » (v12) et « son cœur » (v13) et « guérit » (v13). Le poète plongé dans son spleen peut donc compter sur sa fidèle pipe pour l'en sortir, mais ce n'est pas la seule image qu'il se donne.
En effet le poète ne se met pas seulement en scène comme un être affecté d'un mal de vivre mais aussi comme un véritable travailleur. Il associe le travail poétique à celui du laboureur grâce à la même comparaison dans le deuxième quatrain qui associe la pipe à la femme aimante. Il reprend ainsi une image créée par le poète romantique Victor Hugo qui associait les vers aux sillons du champ labouré dans le poème Veni Vidi Vixi des Contemplations. Cependant, il apporte un regard particulièrement neuf et différents à celui des romantiques puisqu'il insiste sur le caractère physique et implacable de cette écriture poétique avec le complément circonstanciel de but « pour le retour du laboureur » (v8). Le mot « retour » mis en place centrale insiste sur le fait que le laboureur-poète est parti travailler. Baudelaire répond ainsi aux romantiques qui voulaient une écriture directe sans travail poussé et rigoureux, uniquement avec une inspiration quasi divine.
Le dernier aspect que traite le poème et qui est intimement lié à l'utilisation réelle d'une pipe sont les « paradis artificiels ». Sous ce terme, Charles Baudelaire désigne le tabac, l'alcool, le cannabis, l'opium et toutes les autres drogues qui donnent l'impression à l'homme d'être heureux dans un monde de plaisir normalement réservé à ce qui détiennent un amour parfait et épanoui. Ce thème intéresse tellement le poète qu’il lui en a même consacré une partie dans son recueil Les Fleurs du Mal. On retrouve plusieurs marques de ces paradis artificiels ici. D'abord on sait que le maître de la pipe est un « fumeur » (v4), l'on a des précisions grâce à l'adjectif quantitatif épithète « grand » (v4) placé devant le mot. La fumée de la pipe est mise en valeur par l'allitération en [M] du vers 6 (Je fume comme la chaumine) mais n'est décrite de manière indirecte et relativement abstraite qu'au vers 10. Enfin on retrouve une ambiguïté au niveau de l'action que fait la pipe pour préparer son baume. En effet il paraît difficile de « rouler un puissant dictame » (v12) à moins que le dictame en question ne soit pas un onguent mais plutôt une boule de tabac à chiquer éventuellement agrémentée de haschich puisque Baudelaire en a consommé à plusieurs reprises au cours de sa vie. Cela pourrait expliquer la puissance du dictame sur le corps et l'esprit du poète le haschich étant consommé pour ses propriétés psychotropes et apaisantes.