mardi 22 novembre 2016

Lecture analytique du "Pain" de Francis Ponge

Ici est faite la lecture analytique du poème "Le pain" de Francis Ponge. Il s'agit d'un extrait du recueil Le Parti pris des choses. Pour voir l'extrait cliquez ici.

Francis Ponge est un poète français du XXème siècle qui a connu et participé aux deux guerres mondiales. La première en tant que fantassin dans la dernière année de guerre et en tant que résistant pour la seconde. Il a fait partie du mouvement surréaliste et a également adhéré un temps à un parti de gauche.   
Même s’il ne connaîtra jamais un succès éditorial retentissant, il acquière une certaine notoriété littéraire grâce à son principal recueil de poème Le Parti pris des choses Ce recueil est paru en 1942, pendant l’Occupation allemande, et s’attache à décrire des éléments du quotidien dans leur apparente banalité. Cependant sous les mots du poète, ces objets ordinaires sont transfigurés et réapparaissent sous un œil nouveau pour le lecteur. Le poème Le Pain est d’ailleurs extrait de ce recueil et décrit lui-même un objet banal et éponyme au titre : le pain.   
[Lecture extrait]
Dans ce poème, Francis Ponge décrit donc un pain en apparence ordinaire et quotidien qui est rendu surréaliste. Il est donc intéressant de se demander comment les objets peuvent avoir des choses à nous dire. Pour ce faire nous verrons qu'il en fait d'abord une description en apparence réaliste puis comment il en fait une œuvre d'art subjective.

Pour nous faire comprendre que les objets ont des choses à nous dire, Francis Ponge commence par montrer le pain à l'aide d'un registre très réaliste mais choisi qui a pour finalité de sublimer l'objet. La première chose que le lecteur averti remarque est que le poète semble se livrer à un exercice de style comme pourrait le faire un musicien ou un peintre. Il existe d'ailleurs un exercice en peinture qui se rapproche beaucoup de ce poème : la nature morte. La nature morte est un exercice qui consiste à représenter un ou plusieurs objets du quotidiens, parfois mis en scène, de la manière la plus précise et réaliste possible. Ponge a glissé plusieurs références à la peinture dans les mots qu'il choisit de mettre ou non dans son poème. Ainsi on remarque l'absence notable du mot croûte alors que celle-ci est abondamment décrites dans les huit premières lignes. En effet ce terme à une signification particulière dans le vocabulaire pictural puisqu'il désigne un tableau de moindre qualité avec une connotation extrêmement péjorative. Il lui préfère donc le mot « surface » (l1) pour commencer son texte et fait appel à notre intelligence de lecteur à l'aide d'une paronymie, c'est à dire une proximité phonologique entre deux mots, avec le mot « crêtes » (l5) qui se rapproche bien de croûte. Il joue également sur l'ambiguïté du mot « plans » (l6) qui pourrait faire référence aux différents plans dans la construction d'un tableau. Cependant, le cadre du poème dépasse celui d'un tableau comme le souligne Ponge avec l’adjectif «panoramique» (l2), lui permettant d’amorcer de nouvelles comparaisons pour décrire son pain.
Ces nouvelles comparaisons sont principalement d’ordre géographique et l’on retrouve abondamment le lexique de cette matière dans une énumération à la ligne 5 : « vallées, crêtes, ondulation, crevasse… ». Cette accumulation crée un effet d’inventaire renforcée par l’utilisation des points de suspensions qui permettent au poète de montrer que s’il l’avait voulu, il aurait pu utiliser bien plus de termes du même genre pour décrire son pain. D’autant plus que cette accumulation est déjà précédée d’une autre accumulation à la construction similaire « les Alpes, le Taurus ou la cordillère des Andes » (l3). Cette accumulation tient sa particularité dans le fait qu’elle se sert de toponyme, c’est-à-dire de lieux dits réellement existants, ce qui ancre le poème dans un registre réaliste. Il sert ainsi de la comparaison « comme si l’on avait sous la main » (l2-3) pour montrer que la surface de son pain se rapproche d’un relief montagneux et de l’énumération qui suit pour démontrer la grandeur que prend ce relief qui englobe trois grands massifs montagneux éparpillés aux quatre coins du monde.
Le dernier lexique tiré d’un domaine technique et utilisé de manière réaliste que l’on peut relever est celui du bâtiment et de l’artisanat (classe professionnel dont fait d’ailleurs parti le boulanger et pour certains au XXème le poète). On relève de nombreux mots qui ont un rapport avec ce domaine : «durcissant» (l5), «s’est façonnée» (l5), « ces dalles minces » (l7), « sous-sol » (l9). Ce lexique surtout disséminé dans le début du texte décrivant avec précision la croûte du pain, donne l’impression au lecteur que celle-ci n’est pas simplement l’œuvre du hasard de la cuisson au four mais bien d’un travail recherché et construit comme pourrait l’être celui d’un maçon ou d’un sculpteur.

Le poète présente donc son l’objet de son poème sous des apparences objectives et réalistes en se raccrochant d’abord à la peinture et à l’exercice de la nature morte qui doit par essence être réaliste. Ensuite, il sert de deux vocabulaires réalistes et techniques, celui de la géographie physique à grand renfort d’énumérations et celui du bâtiment et de l’artisanat. Mais ces deux lexiques ne font pas qu’apporter un réalisme au poème, ils subliment et magnifient également le pain. En effet, il ne faut pas oublier que le poète, même s’il ne le dit pas et qu’il se sert d’un registre réaliste, est le seul artisan de son poème et que ce dernier gardera toujours un regard subjectif sur l’objet qu’il décrit (ici le pain).

Le poète n’essaye pas particulièrement de cacher sa subjectivité d’auteur, puisqu’il ne se gêne pas pour donner son avis. Ainsi, on remarque qu’il porte un regard plutôt positif sur la croûte comme le montre l’adjectif très laudatif « merveilleuse » (l1). Au contraire la mie est présentée à l’aide d’un vocabulaire bien plus péjoratif : « mollesse ignoble sous-jacente » (périphrase ligne 8), « lâche et froid sous-sol » (l9), « pareil à celui des éponges » (l9-10). Ponge souligne d’ailleurs son jugement comparatif avec les véritables différences entre la croûte et la mie puisque l’une est dure et l’autre molle. Il le rappelle avec le verbe durcir à la ligne 5, au participe présent pour montrer l’action qui anoblit la croûte, au contraire de la « mollesse » (l8) de la mie. Cette dernière est d’ailleurs personnifiée dans l’une des périphrases la nommant avec l’adjectif «lâche» (l9). Grâce à cette personnification le poète donne à la mie un caractère humain et montre bien qu’il porte un jugement.   
S’il porte un jugement qui oppose les deux parties du pain qu’il décrit, le poète magnifie également ce dernier de manière plus surréaliste. Il crée des aphorismes particulièrement puissants pour montrer la singularité de son pain en rapport avec la nature. Par exemple, le pain cuit dans un «four stellaire» (l5) qui donne l’impression que le four contient l’ensemble des étoiles du cosmos. Le pain prend alors forme dans un cadre bien plus grand que celui du four du boulanger. Il lie également le pain qu’il décrit à la nature vivante à l’aide de deux petites allitérations «feuilles et fleurs » (l10) en [F] et « sœurs siamoises soudés » (l10-11) en [S].  
Enfin, Francis Ponge se sert également de son poème sur le pain pour argumenter et nous enseigner un moral. Dans ce cadre didactique, on retrouve de nombreux adverbes marquant l’argumentation comme «d’abord» (l1), « Ainsi donc » (l4), «dès lors » (l6)  et « Lorsque » (l11) ainsi que la conjonction « mais » (l14). Tous ces connecteurs logiques et temporels permettent au poète d’arriver à sa morale qui constitue également la chute du poème aux lignes 14 et 15. Il joue sur la polysémie du verbe « brisons-la » (l14) pour faire une syllepse. On peut ainsi donner plusieurs explications, la première très terre à terre peut être une invitation du poète à casser la croûte pour manger le pain. Il peut également inviter son lecteur à arrêter de considérer l’objet de sa poésie comme une œuvre d’art et de le remettre à sa place nourricière. Enfin la dernière peut être plus métapoétique le verbe «brisons- la» (l14), peut n’être adressé par le poète qu’à lui-même pour lui rappeler, et  nous rappeler au passage, qu’un poème est une forme traditionnellement brève qui doit s’arrêter maintenant. Quel que soit l’explication à donner à cette syllepse, on remarque que le poète a inclus son lecteur grâce à l’adjectif possessif « notre » (l14).  Cette assimilation poète-lecteur a été amorcée depuis le début du poème discrètement avec le pronom impersonnel « on » (l2, 11). Ce procédé est particulièrement efficace en argumentation preuve que ce poème permet bien à Ponge de donner son avis de manière subjective.

Finalement, le poète magnifie le pain avec un registre très réaliste et technique comme celui de la géographie et le bâtiment. Sous le couvert d’une nature morte objective, Ponge suit l’avis existentialiste de Sartre sur la littérature dans l’art. Ainsi son poème porte des jugements et des images surréalistes qui servent une sorte d’apologue déguisé. Cependant la chute renfermant une syllepse, le poète laisse le choix à son lecteur sur le sens de ce que le pain, cet objet quotidien, peut avoir à nous dire. Il serait d’ailleurs intéressant de replacer le  poème dans son contexte, en 1942. En effet, à cette époque la France est en plein milieu de l’Occupation Allemande et la population française souffre beaucoup des restrictions et du rationnement comme le rappelle d’ailleurs l’expression B.O.F. On peut donc imaginer que Ponge a écrit ce poème sans avoir vu de pain blanc depuis plusieurs semaines et que l’absence magnifie à elle seule la banalité de cet aliment.    


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire