Ici est faite la lecture analytique du poème "Yeux qui versez en l'âme" de Pierre de Ronsard. Il s'agit du vingtième poème du livre II des Sonnets pour Hélène tiré de son recueil Amours. Pour voir l'extrait cliquez ici.
Pierre de Ronsard est l’un des plus grands poètes du XVIème
siècle. Grand poète à la cour du roi de France Charles IX, on le surnomme
parfois le poète des princes et le prince des poètes. Il a en effet eu une
influence considérable sur la poésie française des siècles qui suivront. A la
tête d’un groupe composé de sept grands poètes de son époque, et surnommé la
Pléiade en référence à la constellation, il a participé à l’installation du
sonnet, une forme poétique fixe auquel
nous avons ici affaire, mais aussi au changement du mètre noble. Avant, les
poètes préféraient utiliser le décasyllabe dans leurs chansons de gestes
épiques, Ronsard choisira l’alexandrin de douze syllabes qui est toujours le
mètre noble à l’heure actuel.
Il
passera à la postérité, notamment grâce à son grand recueil Les Amours. Les sonnets pour
Hélène, dans lesquelles se trouve notre poème, est la dernière partie de ce
recueil, et est-elle même divisé en deux livres. Il s’agit des derniers poèmes
écrits par Ronsard à la fin de sa vie, où il chante l’amour qu’il éprouve pour
une des dames de compagnie de la reine qui est clairement identifiée et
s’appelait Hélène de Surgères. La construction des sonnets pour Hélène est
faite de manière logique. Dans le premier livre, Ronsard déclare son amour et
loue la beauté et la jeunesse d’Hélène.
Plus on avance dans l’ouvrage, et plus les poèmes se font pessimistes et
montre plus un visage cruel de cette jeune femme qui ne veux pas aimer le vieux
poète. Ce poème « Yeux qui versez
en l’âme » fait partie de ce second livre des sonnets pour Hélène
même s’il n’est pas trop accusateur pour la jeune femme.
[Lecture extrait]
Ce
poème n’est donc pas une critique d’Hélène comme les tout derniers poèmes du
recueil bien que l’on sente le poète un peu prisonnier de ces yeux. Il est donc intéressant de se demander
comment l’expression du sentiment amoureux, dans ce poème, est l’affirmation de
l’identité du poète. Pour cela, nous nous intéresserons d’abord à l’expression
du sentiment amoureux par le type poétique qu’est le blason. Ensuite nous
verrons dans quelle mesure le poète se présente comme un savant en mystère.
Ce
poème est un blason c'est à dire qu'il s'attache à ne parler que d'un seul
trait du physique de la femme pour la louer. Ici, le poète traite évidemment
les yeux en les apostrophant comme le début du poème « Yeux » (v1). Cette apostrophe est reprise de
manière symétrique au début du premier tercet (vers 9). Elle est au pluriel
puisque les yeux vont par deux, d'ailleurs le poète utilisera ensuite le vouvoiement
pour s'adresser à eux (« Vous »
(v6, 8), « vos »
(v7)). L'image qui ressort de ces yeux dans le poème est néanmoins
très spirituelle comme en atteste la présence du mot « âme » (v1, 11). Ils ne
sont que peu décrit réalistement alors le blason s'attache normalement à faire
le portrait élogieux d'une partie du corps de l'être aimé de manière assez
physique. En fait, Ronsard s'attache plutôt à décrire leur pouvoir sur son
sentiment amoureux par différentes figures de style qui leur confèrent un
pouvoir surnaturel.
Les
yeux d'Hélène semblent en effet posséder de grands pouvoirs sus la plume du
poète. Avec la métaphore « forge
d'Amour » (v9), ils deviennent les lieux d'un artisanat qui
construisent un amour solide comme le fer des épées. Le poète leur confère également des pouvoirs
chrétiens. A l'aide des hyperboles, c'est à dire des exagérations poussées à
l'extrême, « qui pourrait ressusciter
les morts » (v2) et « vous faites Des miracles en moi, » (v6). Ces
pouvoirs les rapprochent de Jésus et du Dieu chrétien qui étaient les
personnages les plus puissants dans l'Europe catholique de XVIème
siècle. Il joue également sur les possibilités d'interprétations, dans l'utilisation
du verbe ravir au vers 12 (« de merveille ravi »). Cette figure,
appelée syllepse, est très prisée en poésie car elle joue sur la polysémie des
sens. Ainsi, le lecteur peut comprendre que les yeux ont le pouvoir de combler le
poète mais aussi de l'emprisonner face à tant de merveille. Ce jeu polysémique
permet au poète de doubler les pouvoirs surnaturels des yeux.
Enfin,
ce poème même s'il ne suit pas les conventions classiques du blason est imprégnés
d'un registre lyrique. Le poète est bien en train de donner son propre avis et
son point de vue sur les yeux d'Hélène au lecteur. On retrouve donc une
surabondance des pronoms la première personne du singulier, le « je » est répété six fois (v3,
4, 12, 13), le « moi »
(l6, 14) et « me »
(l8, 11) deux fois chacun. On remarque également une double
répétition des verbes « savoir »
(l3, 4) et « sentir »
(v12, 13). Ces deux répétitions sont faites de manière très
symétrique avec le premier vers contenant une proposition affirmative et le
deuxième une proposition négative. Les quarte propositions restent construites
sur le même modèle simpliste je+savoir/sentir+proposition.
Ces parallélismes syntaxiques et ces répétitions-variation permettent au poète
d'appuyer le registre lyrique de son poème puisque ces quatre vers se faisant
écho représentent plus d'un quart du sonnet.
Le
poète exprime donc bien son sentiment amoureux à travers un lyrisme assumé, il
se sert pour cela d'un type de poème poétique particulier : le blason.
Cependant il détourne quelque peu les conventions de ces derniers puisqu'il
fait des yeux une description plus spirituelle et émotionnelle que physique et
réaliste en leur conférant de nombreux pouvoirs surnaturels. Pour voir et
déclamer ces pouvoirs surnaturels, Pierre de Ronsard n'hésite pas à se placer
en véritable savant en mystère.
Le
premier domaine dans lequel Ronsard se place en maître dès le premier vers est
l'astrologie. Ainsi on retrouve un lexique lié au ciel tout au long du
sonnet : « planètes »
(v1), « foudroyant »
(v7), « éclairs »
(v10), « Soleil »
(v14). On peut donc retrouver au moins une référence à ce domaine
dans chacune des strophes de ce poème puisqu'à l'époque la foudre et l'éclair
étaient des phénomènes mal connus et la culture populaire disait qu'ils se
formaient au-dessus des nuages. Pierre de Ronsard commence d'ailleurs son poème
à l'aide d'une comparaison astronomique « ainsi
que deux planètes » (v1). Les yeux sont donc, dès le
premier vers, comparés à des planètes puisque l'expression « ainsi que » est un comparant peu
usité de nos jours. Le poème se s'achève également sur une référence
astronomique au Soleil (« Ayant en
moi l'effet qu'a le Soleil au monde » v14). Cette métaphore
est une comparaison, cette fois indirecte, entre le pouvoir qu'exerce les yeux d'Hélène sur le poète et
le Soleil sur la Terre (dont l'on connaissait déjà l'importance).
Certains
mots du lexique de l'astrologie ont également des symboliques dans la
mythologie gréco-romaine. Ainsi, la foudre et les éclairs sont l'attribut du
foudre l'arme de Jupiter, dieu majeur régnant sur le ciel d'après cette
mythologie. Ainsi les yeux sont investis par hyperbole du même pouvoir que Jupiter
au vers 7 et 10. Il y a d'autres références à la mythologie gréco-romaine dont
certaines hyperbolisent fortement le pouvoir des yeux d'Hélène comme celle des
vers 9-10 : « Amour n'a point
de traits Que les poignants éclairs... » Cette référence est une hyperbole
très puissante pour les connaisseurs de mythologie puisque les flèches (dont le
mot traits en est un synonyme) d'Amour sont si efficace que lui-même s'y étant
piqué par mégarde serai tombé follement amoureux d'un mortelle, Psyché. Une
autre référence à ces flèches est d'ailleurs glissée plus haut dans le poème
avec l'hyperbole construite sur la répétition d'adjectifs numéraux « de cent mille sagettes » (v8).
Cette référence est appuyée étymologiquement puisque que le mot « sagettes » est lui-même originaire
du latin sagita, ae, f qui signifie la flèche, le trait. Avec cette abondance
de références gréco-latines, Ronsard montre à son lecteur qu'en bon humaniste
il connaît et maitrise parfaitement le savoir des anciens.
Bien
qu'humaniste et tourné vers l'Antiquité, Pierre de Ronsard reste un grand
catholique et les références à cette religion sont pléthores dans ce sonnet.
D'abord le lexique, on retrouve les mots « âme » (v1, 11), « esprit » (v2), « ressusciter les morts » (v2), « sang ni chair » (v5),
« Des miracles » (v6).
Mais au-delà du lexique ecclésiastique, c'est par une image qu'il tisse bien
plus lentement qu'il marque son poème d'une empreinte catholique. En effet son
poème commence par une comparaison avec deux planètes et s'achève par une métaphore
avec le soleil. Si on peut y voir un simple attrait pour l'astrologie on
retrouve également une forme de trinité chrétienne. Ainsi les yeux sont à la
fois deux planètes et le soleil comme dieu est, pour les chrétiens, le père, le
fils et le saint esprit. Ce parallélisme entre les propriétés d'Hélène va même
plus loin puisque, comme dans la philosophie chrétienne du dieu multiple et
unique à la fois, les yeux commencent étant deux planètes et se réunissent peu
à peu sous la forme unique du soleil. Cette réunion est progressive puisque le
poète utilise une phase intermédiaire qui est le vous désignant par un seul mot deux personnes. Cette unification du
plusieurs en un est intimement lié à la conception chrétienne de dieu mais
aussi à l'image de l'amour. En effet les amants sont deux personnes ne formant
plus qu'un grâce à l'amour dans une élévation marquée par le passage de la
comparaison, figure simple, à la métaphore plus sophistiquée. Avec cette image savamment
orchestrée, Pierre de Ronsard s'affirme donc en prédicateur chrétien de
l'amour.
Dans
ce sonnet, Pierre de Ronsard se sert donc du blason pour faire une description
très imagée et spirituelle des yeux d'Hélène, la femme qu'il aime. Il se sert
de ces images pour montrer l'étendue de ses connaissances dans des domaines
très variées tels que la religion, l'astronomie ou la mythologie gréco-latine.
En construisant une image très puissante tout le long de son sonnet il se place
en savant presque prédicateur mystique. Peut-être s'est-t-il inspiré des
mouvements occultistes très à la mode à l'époque à la cour de Catherine de
Médicis. Dont Nostradamus, s'il l'on peut le considérer comme un auteur, en est
un des plus fameux représentants.