mardi 29 mai 2018

Lecture analytique "Yeux qui versez en l'âme" de Ronsard


Ici est faite la lecture analytique du poème "Yeux qui versez en l'âme" de Pierre de Ronsard. Il s'agit du vingtième poème du livre II des Sonnets pour Hélène tiré de son recueil Amours. Pour voir l'extrait cliquez ici.

Pierre de Ronsard est l’un des plus grands poètes du XVIème siècle. Grand poète à la cour du roi de France Charles IX, on le surnomme parfois le poète des princes et le prince des poètes. Il a en effet eu une influence considérable sur la poésie française des siècles qui suivront. A la tête d’un groupe composé de sept grands poètes de son époque, et surnommé la Pléiade en référence à la constellation, il a participé à l’installation du sonnet, une  forme poétique fixe auquel nous avons ici affaire, mais aussi au changement du mètre noble. Avant, les poètes préféraient utiliser le décasyllabe dans leurs chansons de gestes épiques, Ronsard choisira l’alexandrin de douze syllabes qui est toujours le mètre noble à l’heure actuel.
              Il passera à la postérité, notamment grâce à son grand recueil Les Amours. Les sonnets pour Hélène, dans lesquelles se trouve notre poème, est la dernière partie de ce recueil, et est-elle même divisé en deux livres. Il s’agit des derniers poèmes écrits par Ronsard à la fin de sa vie, où il chante l’amour qu’il éprouve pour une des dames de compagnie de la reine qui est clairement identifiée et s’appelait Hélène de Surgères. La construction des sonnets pour Hélène est faite de manière logique. Dans le premier livre, Ronsard déclare son amour et loue la beauté et la jeunesse d’Hélène.  Plus on avance dans l’ouvrage, et plus les poèmes se font pessimistes et montre plus un visage cruel de cette jeune femme qui ne veux pas aimer le vieux poète. Ce poème « Yeux qui versez en l’âme » fait partie de ce second livre des sonnets pour Hélène même s’il n’est pas trop accusateur pour la jeune femme.
[Lecture extrait]
              Ce poème n’est donc pas une critique d’Hélène comme les tout derniers poèmes du recueil bien que l’on sente le poète un peu prisonnier de ces yeux.  Il est donc intéressant de se demander comment l’expression du sentiment amoureux, dans ce poème, est l’affirmation de l’identité du poète. Pour cela, nous nous intéresserons d’abord à l’expression du sentiment amoureux par le type poétique qu’est le blason. Ensuite nous verrons dans quelle mesure le poète se présente comme un savant en mystère.

              Ce poème est un blason c'est à dire qu'il s'attache à ne parler que d'un seul trait du physique de la femme pour la louer. Ici, le poète traite évidemment les yeux en les apostrophant comme le début du poème « Yeux » (v1). Cette apostrophe est reprise de manière symétrique au début du premier tercet (vers 9). Elle est au pluriel puisque les yeux vont par deux, d'ailleurs le poète utilisera ensuite le vouvoiement pour s'adresser à eux (« Vous » (v6, 8), « vos » (v7)). L'image qui ressort de ces yeux dans le poème est néanmoins très spirituelle comme en atteste la présence du mot « âme » (v1, 11). Ils ne sont que peu décrit réalistement alors le blason s'attache normalement à faire le portrait élogieux d'une partie du corps de l'être aimé de manière assez physique. En fait, Ronsard s'attache plutôt à décrire leur pouvoir sur son sentiment amoureux par différentes figures de style qui leur confèrent un pouvoir surnaturel.
              Les yeux d'Hélène semblent en effet posséder de grands pouvoirs sus la plume du poète. Avec la métaphore « forge d'Amour » (v9), ils deviennent les lieux d'un artisanat qui construisent un amour solide comme le fer des épées.  Le poète leur confère également des pouvoirs chrétiens. A l'aide des hyperboles, c'est à dire des exagérations poussées à l'extrême, « qui pourrait ressusciter les morts » (v2) et « vous faites Des miracles en moi, » (v6). Ces pouvoirs les rapprochent de Jésus et du Dieu chrétien qui étaient les personnages les plus puissants dans l'Europe catholique de XVIème siècle. Il joue également sur les possibilités d'interprétations, dans l'utilisation du verbe ravir au vers 12 (« de merveille ravi »). Cette figure, appelée syllepse, est très prisée en poésie car elle joue sur la polysémie des sens. Ainsi, le lecteur peut comprendre que les yeux ont le pouvoir de combler le poète mais aussi de l'emprisonner face à tant de merveille. Ce jeu polysémique permet au poète de doubler les pouvoirs surnaturels des yeux.
              Enfin, ce poème même s'il ne suit pas les conventions classiques du blason est imprégnés d'un registre lyrique. Le poète est bien en train de donner son propre avis et son point de vue sur les yeux d'Hélène au lecteur. On retrouve donc une surabondance des pronoms la première personne du singulier, le « je » est répété six fois (v3, 4, 12, 13), le « moi » (l6, 14) et « me » (l8, 11) deux fois chacun. On remarque également une double répétition des verbes « savoir » (l3, 4) et « sentir » (v12, 13). Ces deux répétitions sont faites de manière très symétrique avec le premier vers contenant une proposition affirmative et le deuxième une proposition négative. Les quarte propositions restent construites sur le même modèle simpliste je+savoir/sentir+proposition. Ces parallélismes syntaxiques et ces répétitions-variation permettent au poète d'appuyer le registre lyrique de son poème puisque ces quatre vers se faisant écho représentent plus d'un quart du sonnet.       

              Le poète exprime donc bien son sentiment amoureux à travers un lyrisme assumé, il se sert pour cela d'un type de poème poétique particulier : le blason. Cependant il détourne quelque peu les conventions de ces derniers puisqu'il fait des yeux une description plus spirituelle et émotionnelle que physique et réaliste en leur conférant de nombreux pouvoirs surnaturels. Pour voir et déclamer ces pouvoirs surnaturels, Pierre de Ronsard n'hésite pas à se placer en véritable savant en mystère.

              Le premier domaine dans lequel Ronsard se place en maître dès le premier vers est l'astrologie. Ainsi on retrouve un lexique lié au ciel tout au long du sonnet : « planètes » (v1), « foudroyant » (v7), « éclairs » (v10), « Soleil » (v14). On peut donc retrouver au moins une référence à ce domaine dans chacune des strophes de ce poème puisqu'à l'époque la foudre et l'éclair étaient des phénomènes mal connus et la culture populaire disait qu'ils se formaient au-dessus des nuages. Pierre de Ronsard commence d'ailleurs son poème à l'aide d'une comparaison astronomique « ainsi que deux planètes » (v1). Les yeux sont donc, dès le premier vers, comparés à des planètes puisque l'expression « ainsi que » est un comparant peu usité de nos jours. Le poème se s'achève également sur une référence astronomique au Soleil (« Ayant en moi l'effet qu'a le Soleil au monde » v14). Cette métaphore est une comparaison, cette fois indirecte, entre le pouvoir  qu'exerce les yeux d'Hélène sur le poète et le Soleil sur la Terre (dont l'on connaissait déjà l'importance).
              Certains mots du lexique de l'astrologie ont également des symboliques dans la mythologie gréco-romaine. Ainsi, la foudre et les éclairs sont l'attribut du foudre l'arme de Jupiter, dieu majeur régnant sur le ciel d'après cette mythologie. Ainsi les yeux sont investis par hyperbole du même pouvoir que Jupiter au vers 7 et 10. Il y a d'autres références à la mythologie gréco-romaine dont certaines hyperbolisent fortement le pouvoir des yeux d'Hélène comme celle des vers 9-10 : « Amour n'a point de traits Que les poignants éclairs... » Cette référence est une hyperbole très puissante pour les connaisseurs de mythologie puisque les flèches (dont le mot traits en est un synonyme) d'Amour sont si efficace que lui-même s'y étant piqué par mégarde serai tombé follement amoureux d'un mortelle, Psyché. Une autre référence à ces flèches est d'ailleurs glissée plus haut dans le poème avec l'hyperbole construite sur la répétition d'adjectifs numéraux « de cent mille sagettes » (v8). Cette référence est appuyée étymologiquement puisque que le mot « sagettes » est lui-même originaire du latin sagita, ae, f qui signifie la flèche, le trait. Avec cette abondance de références gréco-latines, Ronsard montre à son lecteur qu'en bon humaniste il connaît et maitrise parfaitement le savoir des anciens.
              Bien qu'humaniste et tourné vers l'Antiquité, Pierre de Ronsard reste un grand catholique et les références à cette religion sont pléthores dans ce sonnet. D'abord le lexique, on retrouve les mots « âme » (v1, 11), « esprit » (v2), « ressusciter les morts » (v2), « sang ni chair » (v5), « Des miracles » (v6). Mais au-delà du lexique ecclésiastique, c'est par une image qu'il tisse bien plus lentement qu'il marque son poème d'une empreinte catholique. En effet son poème commence par une comparaison avec deux planètes et s'achève par une métaphore avec le soleil. Si on peut y voir un simple attrait pour l'astrologie on retrouve également une forme de trinité chrétienne. Ainsi les yeux sont à la fois deux planètes et le soleil comme dieu est, pour les chrétiens, le père, le fils et le saint esprit. Ce parallélisme entre les propriétés d'Hélène va même plus loin puisque, comme dans la philosophie chrétienne du dieu multiple et unique à la fois, les yeux commencent étant deux planètes et se réunissent peu à peu sous la forme unique du soleil. Cette réunion est progressive puisque le poète utilise une phase intermédiaire qui est le vous désignant par un seul mot deux personnes. Cette unification du plusieurs en un est intimement lié à la conception chrétienne de dieu mais aussi à l'image de l'amour. En effet les amants sont deux personnes ne formant plus qu'un grâce à l'amour dans une élévation marquée par le passage de la comparaison, figure simple, à la métaphore plus sophistiquée. Avec cette image savamment orchestrée, Pierre de Ronsard s'affirme donc en prédicateur chrétien de l'amour.

              Dans ce sonnet, Pierre de Ronsard se sert donc du blason pour faire une description très imagée et spirituelle des yeux d'Hélène, la femme qu'il aime. Il se sert de ces images pour montrer l'étendue de ses connaissances dans des domaines très variées tels que la religion, l'astronomie ou la mythologie gréco-latine. En construisant une image très puissante tout le long de son sonnet il se place en savant presque prédicateur mystique. Peut-être s'est-t-il inspiré des mouvements occultistes très à la mode à l'époque à la cour de Catherine de Médicis. Dont Nostradamus, s'il l'on peut le considérer comme un auteur, en est un des plus fameux représentants.  

mardi 22 mai 2018

Lecture analytique de Manon Lescault de l'Abbé Prévost, "la mort de Manon"

  Ici est faite la lecture analytique d'une partie du roman de Manon Lescault de l'Abbé Prévost. Il s'agit d'un passage de la partie 3 allant de "Nous avions passé" à "de sentiment qui me restait." Pour voir l'extrait cliquez ici. 

Antoine François Prévost, dit l’abbé Prévost est l’un des romanciers français  les plus prolifiques du XVIIIème siècle. En effet, il a laissé plus d’une dizaine d’œuvres littéraires. L’Abbé Prévost est né dans une famille de notables important du Nord de la France, et reçoit une éducation religieuse stricte. Vers l’âge de seize ans, il se destine à une vie monastique mais change soudainement d’avis et s’engage dans l’armée.  Puis, toute sa vie il n’aura de cesse d’hésiter entre une vie pieuse dans le clergé ou une vie aventureuse parmi le siècle. Il finira par choisir la religion et mourra peu après à l’âge de 67 ans. Il s’inspirera largement de ses propres expériences pour écrire en 1731 l’« Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ». Ce livre, qui est le septième tome des « Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde », a permis à l’abbé Prévost de passer à la postérité. Il fut néanmoins longtemps censuré et circula beaucoup de manière clandestine car à l'époque il fut considéré comme une œuvre libertine contraire aux bonne mœurs.
 Ce livre raconte, rétrospectivement, l’histoire du chevalier Des Grieux un jeune homme de bonne famille qui, se destinant à une carrière religieuse, laisse tout tomber pour suivre Manon Lescault, une belle jeune femme, dont il tombe follement amoureux.  Leur relation sera pour le moins difficile car, à plusieurs reprise Manon n'hésitera pas à coucher avec d’autres hommes que Des Grieux dans un intérêt purement financier. Ils se sépareront et retrouverons à plusieurs reprises et Manon finira par être déportée en Louisiane. Par amour, Des Grieux la suivras. Des Grieux pensant avoir tué un homme, ils fuient la colonie française et tente de traverser un désert. Malheureusement, Manon ne survivra pas à cette terrible épreuve et c’est sa mort que nous présente ce passage.
[Lecture Extrait]
 Cette scène, pour le moins étrange, est la fin du parcourt d’initiation de Des Grieux. En effet, après ce passage, il mènera une vie rangée dans les ordres. Il est intéressant de se demander comment Des Grieux fait l’expérience de la mort et comment cela lui permet de devenir réellement adulte. Pour cela nous nous intéresserons à l’expérience qu’il fait de la mort, puis à l’enseignement moral qu’il tire de cette expérience.

Par la mort de Manon, Des Grieux découvre d’une manière très intense la mort puisqu’il tient dans ses bras sa « chère maitresse » (L2) au moment même où elle meurt. L’emploi de cette périphrase n’est pas anodin ; en effet c’est Manon qui l’a entrainé vers le monde des adultes et celle qui l’initie à la douleur de deuil. Néanmoins, au début de l’extrait, Des Grieux ne veux pas voir la mort de Manon arriver. Pour nous faire sentir ce sentiment, l’Abbé Prévost utilise l’ironie tragique, puisque Manon elle-même lui annonce sa propre mort (« elle me dit, qu’elle croyait a sa dernière heure »L6-7) . Pourtant Des Grieux fini par se rendre à l’évidence et comprend « que la fin de ses malheurs approchait» (L11). Pour des Grieux aussi la fin des malheurs est proche puisqu’il est enfin libéré de sa passion dévorante, mais doit désormais vivre avec le manque de l’être cher.
Pour faire ressentir au lecteur l’expérience traumatisante à laquelle il a été victime, Des Grieux utilise tout un vocabulaire pathétique : « fatal et déplorable événement », « tremblant », « soupirs », « languissant », « misérable », « douleur », « désespoir »,  « triste ». Cette scène est également assez ambiguë car Des Grieux mélange l’amour et la souffrance avec les hyperboles : « idole de mon cœur », « embrassé milles fois », « près d’elle », « la bouche attachée sur le visage et les mains de ma chère Manon ». On note également l’utilisation de superlatifs, une autre figure d’amplification, pour la désigner « ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable ». Cette scène est paradoxalement empreinte d’un certain érotisme qui est sans doute dut à l’inexpérience de Des Grieux face à la mort.  
Des Grieux fait également l’expérience du deuil d’une manière très extrême. Quand il nous rapporte les évènements, il se donne l’image d’un véritable mort vivant. Pour cela, il utile cette fois un registre réaliste pour que l’on puisse croire à son récit. Il s’adresse d’ailleurs au lecteur, via le marquis de Renoncourt, avec l’expression « ce qui vous paraîtra difficile à croire » pour renforcer l’effet de réel malgré de nombreuses improbabilités dans son récit sans doute dû à son exagération. Il a besoin « de quantités d’efforts » L26 pour rendre les derniers hommages à Manon alors qu’il nous dit : « qu’il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ». Il a d’ailleurs recourt « aux liqueurs » pour finir d’enterrer Manon. Le recourt à des alcools forts est extrêmement symbolique puisque ceux-ci sont normalement réservé aux adultes : Des Grieux montre au lecteur, de manière tangible, que cette épreuve finale lui permet d’entrer réellement dans le monde des adultes. Pourtant cette épreuve est à deux doigt de causer sa propre perte car il décide « d’attendre la mort sur sa fosse » couché le visage contre le sable. A la fin de l’extrait il dégage un nouveau paradoxe par son absence de larmes (« il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche ») malgré son immense tristesse causée par la perte de Manon.

Le chevalier Des Grieux fait donc une expérience très intense de la mort et du deuil puisqu’il se retrouve, seul, face à la mort inattendue de son amante et décide lui-même de mourir après l’avoir enterré. Le lecteur déduit rapidement de cette intention échoue, puisque Des Grieux est en train de raconter son histoire au marquis de Renoncourt, mais cet échec permet au chevalier Des Grieux de tirer un enseignement moral de cet événement.

Tout le long de cet extrait, on retrouve une succession d’actions et de rites se rapprochant de ceux la religion catholique (qui était la religion des lecteurs de l’époque) et qui permettent à l’Abbé Prévost de faire passer sa propre morale à travers la narration de Des Grieux. La première référence à une cérémonie religieuse que l’on retrouve dans ce passage est faite au mariage. Cela peut paraitre assez surprenant lorsque l’on sait que Manon est mourante pourtant Des Grieux décris ses derniers instants avec Manon comme ce que pourrais passer deux fiancés le jour de leur mariage. Il insiste énormément sur les mains (« en touchant ses mains » « Je les approchait de mon sein » « pour saisir les miennes » « le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuai à tenir les miennes »). Pendant un moment, Des Grieux ne décrit la scène qu’à travers le jeu entre les mains de Manon et les sienne un peu comme s’il utilisait une métonymie. C’est ce choix dans la description de la scène qi permet au lecteur averti de voir une sorte de mariage symbolique, puisque lors d’un mariage catholique les futurs époux doivent se tenir la main. Ce mariage est d’ailleurs confirmé par l’expression « je reçus d’elle des marques d’amour, au moment même qu’elle expirait ». Les deux amants accèdent donc, de manière purement symbolique, au mariage avant la mort de Manon ce qui scelle durablement leur histoire commune malgré les travers de Manon.
Après ce touchant mariage, le lecteur assiste à deux rédemptions. La première à être pardonnée est bien évidement Manon Lescaut. Elle accède à la rédemption par le biais de Des Grieux qui décide de l’enterrer. Cet enterrement n’est plus du tout implicite mais est au contraire bien mis en valeur par les périphrases «le triste office» et « ce lugubre ministère ». Cet enterrement comporte un détail surprenant. En l’absence de cercueil, Des Grieux enveloppe intégralement Manon afin d’éviter que le sable souille son cadavre (« après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher »). Cette hyperbole, mais aussi celle qui la précède (« idole de mon cœur »), permettent de monter au lecteur que le corps de Manon devient égal à celui d’un saint. Cette sacralisation volontaire efface tous les pêchers qu’a pu commettre la frivole Manon. Cette scène de rédemption peut être rapproché de la scène biblique du pardon de Marie Madeleine que le Christ absout malgré son passé sulfureux.
Enfin, c’est Des Grieux lui-même qui est pardonné et retourne sur le droit chemin dont il s’était écarte lors de sa rencontre avec Manon. Pour cela il casse son épée (« Je rompis mon épée »). Il s’agit d’un geste très fort pour les lecteurs de l’Ancien Régime, puisque l’épée était le symbole de la noblesse (en effet seul les nobles avaient le droit de porter l’épée). Par ce geste le Chevalier Des Grieux renonce à son titre de chevalier pour redevenir, on l’apprendra peu de temps après, religieux. Néanmoins, ce changement de titre n’est pas le fait de sa volonté propre mais le lecteur pense plutôt à une sorte de châtiment divin. C’est pour cela que le Ciel est personnifié et prend une majuscule pour qu’il apparaisse comme Dieu (« le Ciel ne me trouva », « Il a voulu », « le secours du Ciel »).

 Finalement, dans cet extrait, Des Grieux est initié à la mort et au deuil d’un être cher. La mort de sa Manon bien-aimée, qui devient d’ailleurs plus ou moins sa femme, conclu son initiation et le libère du fardeau de la passion. Cette scène permet également à l’Abbé Prévost de faire passer un message un peu ambiguë en purifiant Manon et Des Grieux et les rendant, à la fin de son œuvres, corrects pour la morale de l’époque malgré leurs aventures pour le moins sulfureuses et parfois accusées de libertine. Pour l’Abbé Prévost, c’est la passion qui agite les deux personnages qui les entraînent de tels malheurs. Néanmoins, c’est également l’excès de cette passion qui rend les personnages attachants et touchant. En effet c’est elle qui pose Des Grieux a enterre Manon de cette façon et l’absout de ses pêché. L’Abbé Prévost propose donc à son lecteur, à travers ce récit d’initiation, sur l’adage « la fin justifie les moyens » qui a partagé et partage les philosophes depuis Machiavel.

lundi 14 mai 2018

Lecture analytique de Manon Lescault de l'Abbé Prévost, "Première rencontre"

  Ici est faite la lecture analytique d'une partie du roman de Manon Lescault de l'Abbé Prévost. Il s'agit d'un passage mythique de la partie 1 allant de "J'avais marqué le temps" à "tous ses malheurs et les miens." Pour voir l'extrait cliquez ici. 

     
Antoine François Prévost, dit l’abbé Prévost est l’un des romanciers  français  le plus prolifiques du XVIIIème siècle. En effet, il a laissé plus d’une dizaine d’œuvres littéraires. L’Abbé Prévost est né dans une famille de notables important du Nord de la France, et a reçu une éducation religieuse stricte. Vers l’âge de seize ans, il se destine à une vie monastique mais change soudainement d’avis et s’engage dans l’armée.  Puis, toute sa vie il n’aura de cesse d’hésiter entre une vie pieuse dans le clergé ou une vie aventureuse parmi le siècle. Il finira par choisir la religion et mourra peu après, à l’âge de 67 ans  Il s’inspirera largement de ses propres expériences pour écrire en 1731 l’ « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ». Ce livre, qui est le septième tome des « Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde », a permis à l’abbé Prévost de passer à la postérité. Il fut néanmoins longtemps censuré et circula beaucoup de manière clandestine car, à l'époque il fut considéré comme une œuvre libertine contraire aux bonne mœurs.

Ce livre raconte, rétrospectivement, l’histoire du chevalier Des Grieux, un jeune homme de bonne famille qui, se destinant a une carrière religieuse, laisse tout tomber pour suivre Manon Lescault, une belle jeune femme, dont il tombe follement amoureux.  L’extrait que nous allons étudier, se situe au tout début de l‘œuvre puisqu’il s’agit de la première rencontre entre le chevalier Des Grieux et Manon Lescault.

     Nous sommes ici dans une scène de rencontre amoureuse « coup de foudre » qui est un topos de la littérature. Il est intéressant de voir comment Des Grieux est initié à l’amour. Pour cela nous nous intéresserons à la métamorphose qui s’opère chez Des Grieux lors de ce coup de foudre. Puis, nous nous verrons comme la structure du récit rétrospectif permet une mise en scène de Manon Lescaut.  


      Il s’agit d’une scène de coup de foudre. Il est donc logique que l’on retrouve les registres de la passion et de l’amour (« charmante » L10 « enflammé » L13 « maîtresse de mon cœur » L15 « amour » L19, 26, 38 « air charmant » L30 « tendresse » L34). Des Grieux exprime également son amour naissant à l’aide d’une batterie d’hyperboles comme « je me trouvai enflammé tout à coup jusqu’au transport » (L12-13) ou « j’emploierai ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents » (L34-35). C’est une manière pour Des Grieux de montrer au lecteur l’importance de cette rencontre dans sa vie. Pour insister encore plus, il utilise l’adverbe d’intensité « si charmante » (L10). On remarque aussi l’utilisation du champ lexical de la guerre avec : « un coup mortel » L21 « je combattis » L25 « la délivrer de la tyrannie » L35 Ce champ lexical permet à l’abbé Prévost de souligner la vision de Des Grieux sur l’amour. Cette vision de l’amour est celle des chevaliers du Moyen-Age, aussi appelée amour courtois. Pour Des Grieux c'est un honneur de servir la dame que l'on aime, un peu comme un culte que l'on rend à une divinité. Il utilise d’ailleurs les termes « maîtresse de mon cœur » (L15) et « belle inconnue » (L39).

      Des Grieux est également métamorphosé par ce coup de foudre.  Cette métamorphose est mise en valeur par le crescendo « que moi, qui n’avait jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport » (L10-11-12-13). Mais, l’éloge de ses qualités faite dans la première partie de la phrase et appuyé par les verbes « avait » « admirait » à l’’imparfait, est brusquement balayé par le passé simple « je me trouvai » (L13). Il perd toutes les qualités qu’admiraient en lui les honnêtes gens dès le moment où il voit Manon pour la première fois. Des Grieux se compare métaphoriquement à un feu grâce au verbe « enflammer» (L13). Pour le lecteur, il est se métamorphose complètement à la vue et au contact de Manon.

      Ce récit est un récit rétrospectif, aussi on retrouve un grand nombre de marque d’énonciation comme « dis-je »(L12) ou « en y réfléchissant »(L36). Ce cadre particulier permet à Des Grieux de souligner son innocence et sa candeur avant sa rencontre avec Manon. Il porte d’ailleurs un commentaire sur cette scène dès le début de l’extrait « Hélas ! Que ne le marquais-je un jour plus tôt ! J’aurais porté chez mon père toute mon innocence » (L1-2-3). On note l’utilisation d’un plus que parfait et d’un conditionnel passé. La valeur de ce conditionnel indique que si l’on avait souhaité, ou si les conditions n’avaient pas été réunies, les évènements qui nous sont arrivés n’auraient pas pu arriver. Ici, Des Grieux exprime au lecteur son point de vue fataliste et presque déterministe sur sa perte d’innocence : pour lui tout était écrit et rien n’aurais pu empêcher ce coup de foudre (Déterminisme de Spinoza).


     Des Grieux s’appuie donc sur les lexiques traditionnels de la passion et l’idéal de la noblesse de l’amour pour exposer sa métamorphose et la perte de son innocence à la vue de Manon qui l’initiera à l’amour. Nous allons maintenant voir comment l’Abbé Prévost se sert de la forme rétrospective du récit pour mettre, plus ou moins littéralement, en scène l’expérimentée Manon.


      On remarque que cette scène de rencontre amoureuse a également des nombreux aspects théâtraux. Ceux-ci permettent à Des Grieux narrateur d’intensifier sa rencontre avec son unique amour. Le premier aspect de cette mise en scène est la force que prend, comme dans les tragédies classiques, le rôle de la fatalité et du destin.  Les phrases « l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte » (L31-32) et « la volonté du Ciel » (L29) en sont d’excellentes illustrations. Des Grieux place également une divinité au milieu de sa scène : il s’agit de l’amour (« mais on ne ferait pas une divinité de l'amour» L37-38). Avec toutes ces références aux normes de la tragédie classique de Corneille et Racine, l’Abbé Prévost montre que, dès leur rencontre, l’amour entre Des Grieux et Manon ne sera pas heureux et semé d’embuches. La seule échappatoire possible sera la mort de l’un de ces deux personnages qui délivrera l’autre.

      Le cadre rétrospectif du récit permet à Des Grieux de mettre en scène Manon pour montrer au lecteur sa précocité face à sa propre incompétence dans les domaines de l’amour. Pourtant, il commence par la décrire avec l’expression « fort jeune » (L7) puis « encore moins âgée que moi » (L16). L’adverbe « ingénument »(L18) appuie sur l’impression de jeunesse et de candeur qui se dégage de cette première description. Cependant, cette impression est complètement renversée par la conjonction de coordination « car » et l’expression qui la suit « bien plus expérimentée que moi » (L22). Le lecteur comprend rapidement avec l’euphémisme « son penchant pour le plaisir » (L24) que Manon, contrairement au jeune Des Grieux, est habituée à ce type de rencontre. Des Grieux narrateur se sert d’ailleurs de son recul pour montrer que Manon ne jouait peut-être qu’un jeu. Pour cela, il utilise de nombreux verbes qui marquent l’apparence comme « elle me parut » (L10), « sans paraitre »(L16), « elle n’affecta » (L27), « apparemment » (L29), « un air » (L30). Grâce à ce recul, Des Grieux met en relief sa naïveté et son innocence d’antan.

      Il ne faut oublier que lorsque Des Grieux fait son récit au marquis de Renoncourt, Manon est morte il y a quelques mois et que, même s’il est rentré dans les ordres, il reste néanmoins en plein deuil.  On le comprend d’ailleurs parfaitement au moment où il doit décrire la mort de Manon. Leur première rencontre est donc sans doute pour lui un moment particulièrement marquant. Il marque son émotion l’aide de nombreux procédées narratifs qui lui permettent de livrer au lecteur une scène de rencontre inoubliable. Dès le début, les deux phrases exclamatives « Hélas ! Que ne le marquais-je un jour plus tôt ! » (L1-2) peuvent marquer à la fois la fatalité de la scène mais aussi le regret des agréables moments passés avec Manon dont se remémore Des Grieux en évoquant cette scène particulièrement intense. Il embelli également sa rencontre avec Manon en faisant référence à la mythologie puisqu’il parle du conducteur du coche comme de « son vieil Argus» (L48). Il nous parle aussi de « prodige » (L38) et exagère probablement les propos de Manon avec l’hyperbole « elle me croirait d’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie » (L42-43). Avec ces procédés, Des Grieux construit son récit comme un mythe et, certainement de manière inconsciente, fait de cette scène de rencontre une scène légendaire.     


      Finalement, dans cette scène de coup de foudre, Des Grieux est initié à l’amour grâce une personnage plus jeune mais, paradoxalement, bien plus expérimenté que lui. Cette initiation est perceptible par les changements comportementaux qui métamorphosent Des Grieux et le cadre rétrospectif qui lui permet de jeter un regard critique et averti sur le comportement théâtral de Manon dans la deuxième partie du texte. Ce cadre permet également à l’Abbé Prévost de créer une scène de rencontre originale en la construisant, par les paroles de Des Grieux, comme une scène légendaire. Une autre particularité particulièrement frappante de cette scène de rencontre amoureuse est, qu’à aucun moment Des Grieux ne s’attache à décrire physiquement Manon. On ne connait ni la couleur de ses cheveux, ni celle de ses yeux. Il est difficile de lui donner une taille ou un embonpoint particulier sans faire appel à son imagination de lecteur. Cette particularité, voulue par l’Abbé Prévost, de ne jamais avoir de portrait physique de Manon est sans doute l’une des clés qui explique le succès intemporel de cette œuvre qui n’est jamais tombée dans l’oubli contrairement à la plupart des œuvres de son époque. D’ailleurs, c’est peut-être là la clé d’une excellente œuvre littéraire : savoir créer un récit avec des personnages universels qui parlent à tous les Hommes quelques soient leur âge, leur époque ou leur sensibilité.