jeudi 28 avril 2016

Dissertation "Le théâtre rassemble des gens..."

Voici une dissertation dont le sujet était : "Le théâtre rassemble des gens venus écouter un cris qui va les bouleverser"  Wajdi Mouawad, entretien sur evene.fr, juin 2009. Vous commenterez et discuterez la vision du théâtre que propose ici Wajdi Mouawad, auteur, metteur en scène et comédien.

       Le théâtre se détache des autres genres littéraires car, lorsqu'il est joué sur une scène, il constitue en réalité la fusion entre une œuvre écrite et d'une performance artistique unique liée à l'interprétation des comédiens et des choix de mise en scène. C'est sans doute cette particularité qui pousse les spectateurs, depuis la lointaine apparition de ce genre, à se rendre au théâtre. Wadjdi Mouawad, un des principaux hommes de théâtre actuel, dit d’ailleurs à ce propos : « Le théâtre rassemble des gens venus écouter un cri qui va les bouleverser ». L'utilisation du mot « cri » est particulièrement intéressante dans cette citation puisque ce mot est polysémique. En effet le mot cri peut à la fois désigner un son, généralement bref, témoignant d'une sensation très intense ou l'expression publique d'un sentiment collectif. Wadji Mouawad sous-entend également que les spectateurs peuvent être « bouleversés », ce qui signifie qu’ils doivent en sortir déconcertés. Dans ces conditions, il est intéressant de se demander si le théâtre est effectivement le rassemblement de spectateurs venus écouter un cri bouleversant. Pour cela nous étudierons d'abord les théâtres que l'on pourrait qualifier de cri bouleversant. Ensuite nous verrons si tous les types de théâtres correspondent à cette définition. Enfin, nous verrons si le théâtre n'a pas finalement un caractère humain qui est à l'origine de l’intérêt des spectateurs.

        Pour commencer, nous allons voir dans quelle mesure le théâtre peut réunir des hommes venus écouter un cri qui va les bouleverser.
        On retrouve les premières traces du jeu et de l'écriture théâtrale en Grèce Antique. Pour les Grecs, les pièces de théâtre sont des rassemblements publics importants. En effet le théâtre est considéré comme une cérémonie religieuse, et les pièces sont jouées en l'honneur de certains Dieu comme Dionysos. D'après Tite Live dans L'Histoire romaine, c’est également par l’intermédiaire la religion que le théâtre s'impose à Rome pour contrer une épidémie. Mais il y perd rapidement son caractère religieux pour devenir un loisir populaire servant d'arme aux magistrats en période d’élection. La ferveur populaire et l'importance politique de ces représentations est si importante que Vitruve lui consacre un chapitre entier dans son traité De Architectura. Aujourd'hui encore le théâtre est, en France, un enjeu politique sur le plan culturel. En effet, après la guerre le théâtre français réussit à rassembler de nouveaux spectateurs grâce à l'appui de l'auteur André Malraux, alors ministre de la culture, et de précurseurs comme le metteur en scène Jean Vilar. Celui-ci prend la tête de Théâtre National Populaire et n'hésite pas à parler du théâtre comme « un service publique » proposé par l’État à sa population. Le théâtre a donc une fonction de rassemblement intimement lié à son histoire. L'intensité des actions d'une œuvre théâtrale, qui est l'une des deux façons possibles d'envisager le « cri bouleversant » de Mouawad, trouve également sa source dans l’origine grecque de ce genre.
        Effectivement, selon le philosophe grec Aristote dans La Poétique, qui est l'un des premiers et plus importants théoricien du théâtre, l'action dramatique doit être la plus intense possible et les personnages suffisamment attachants pour que les spectateurs subissent une « épuration des passions », aussi appelée catharsis. Le principe de catharsis est particulièrement valable dans les tragédies où elle a presque toujours été respectée puisqu'elle permet de renforcer le caractère moral de ce genre de pièce. C'est le cas dans les grandes tragédies antiques comme Antigone de Sophocle où le refus du personnage éponyme de se soumettre à l'interdiction d'enterrer l'un de ses frères l’entraînera à la mort alors qu'elle aurait pu être heureuse. Ce principe a d'ailleurs était repris au XVI siècle dans les tragédies classique comme Phèdre de Racine. Dans cette pièce, la reine Phèdre est follement amoureuse de son beau-fils Hippolyte et cet amour non réciproque entraînera la mort des deux personnages. La pièce invite à la fois le spectateur à se purger du tabou de l'inceste mais aussi de la passion amoureuse de manière plus large puisque Phèdre sombre dans la folie progressivement au cours de l’œuvre. A la fin de la représentation le spectateur, bouleversé par la violence de l'histoire, est normalement mis en garde face à ces dangers.
        Cependant le mot « cri » peut également désigner l'expression d'un sentiment collectif, et certains dramaturges se servent de leurs pièces pour relayer ces cris et pousser le spectateur à réfléchir sur sa société. Généralement ces pièces évitent d'utiliser la catharsis d'Aristote et préfèrent utiliser un ton plus comique pour faire passer leur message. C'est pourquoi on parle parfois de « tragi-comédie ». L'un des premiers auteurs à mélanger les deux styles pour faire écho à la revendication sociale est le principal dramaturge comique du 16ème : Molière. Dans George Dandin par exemple, il dénonce les dérives entre la noblesse de campagne désargentée et la paysannerie riche. Son personnage éponyme est l'un des premiers du théâtre à critiquer ouvertement les nobles mais reste risible aux yeux du spectateur. Ce n'est pas le cas de Suzanne et Figaro dans le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Les revendications des deux personnages, qui luttent contre les plans machiavéliques de leur maître, sont celles de la plupart des français quelques années avant la révolution française mais restent très choquantes pour la plupart des spectateurs de l'époque issus de la haute noblesse. Cette pièce fera d'ailleurs un certain scandale et son auteur est aujourd'hui considéré comme l'un des pères de la Révolution aux côtés des plus grands philosophes des Lumières comme Voltaire ou Rousseau.

        Le théâtre est donc effectivement un lieu de rassemblements pour les hommes que ce soit pour un usage religieux ou de loisir. L'écriture théâtrale peut également être le vecteur d'enseignements moraux ou de revendications sociales. C'est dans l'objectif de faire passer ces messages que certaines pièces de théâtre sont créées de manière à être bouleversantes et choquantes pour le spectateur. Néanmoins il est intéressant de remarquer que certaines pièces semblent échapper à ces définitions.

        Le premier type de pièces qui échappe à ces définitions sont bien évidemment les comédies les plus « simples » ou les farces. En effet ce genre de pièce est créé dans le simple but de divertir le public et non de le bouleverser ou l’amener à une réflexion. La base de ces comédies et de ces farces repose presque intégralement sur l’œuvre du dramaturge latin Plaute. Sa pièce La comédie du Fantôme est une illustration parfaite de son style de pièce. Le spectateur suit un esclave Tranion qui essaye de cacher à un père, de retour de voyage, les excès que son fils a fait en son absence à grand renfort de mensonges farfelus. Le père finit par découvrir la vérité. Un ami du fils réussit à obtenir son pardon pour tous les personnages et la pièce se finit bien. Dans cette œuvre, le spectateur est amené à rire de tous les personnages qui sont stéréotypés à l’extrême, et aucune critique n'y est portée. De plus, il n'y a pas de véritable tension dramatique puisque tout ou presque est sujet à rire. Ces comédies sont à l'origine de la farce et de la comedia dell'arte, deux genres de théâtre essentiellement de rue, respectivement très populaires aux Moyen-Age et à la Renaissance. Ces représentations théâtrales sont assez différentes de représentions traditionnelles puisqu'elles se font généralement de plein air et sans véritable gradins pour le public. Elles touchent néanmoins plus de spectateurs et leur influence sur la société n'est pas nulle comme en témoigne la Farce de Maitre Patelin. En effet c'est de cette farce médiévale, dont l'auteur n'est pas connu, qu'est tiré l'expression « revenons-en à nos moutons » qui est une des répliques récurrente participant au comique de cette pièce.
        D'autres pièces plus contemporaines ont, quant à elles, décidé de remettre en cause la catharsis. C'est particulièrement le cas dans le théâtre de l'absurde qui s'est développé après la seconde guerre mondiale. L'un de ses inspirateurs, est un dramaturge français du 19ème siècle peu connu, Alfred Jarry. Ce dernier est l'un des premiers à vouloir s'éloigner d'un théâtre rationnel pour se diriger vers l'absurde. Dans sa première œuvre UbuRoi il court-circuite la catharsis aristotélicienne en indiquant un costume composé d'une longue robe et d'une capuche pointue semblable à celle des pénitents espagnols, pour le rôle père Ubu ce costume permet de déshumaniser son personnage principal et empêcher ainsi le spectateur de s'identifier à lui. Cela entraîne un éloignement entre les spectateurs et les personnages et donc une atténuation du « cri » de l'action dramatique pourtant plutôt violente dans cette pièce. Dans Fin de Partie, Samuel Beckett va même jusqu’à faire dire à ses personnages qu'ils ne signifient rien dans le but de faire comprendre au spectateur qu'il n'y aucun message sous-entendu à retirer de sa pièce. Sa pièce est dépourvue d'action éclatante qui doit servir à purger les passions du spectateur et lui délivrer un message facile, il doit trouver seul des pistes de réflexion autour du texte.
        Le style permet également de diluer le cri bouleversant de Mouawad. Cette recherche de nouvelles manières d'écrire est l'un des terrains de jeu préférée des auteurs de théâtre moderne. Ainsi certains comme Bernard-Marie Koltès dans La Nuit avant les Forêts, construisent des pièces entières uniquement à l'aide de longs monologues. L'exploit de ce texte est de n'être composé que d'une seule très longue phrase qui commence au début de l’œuvre et qui la finit. Grâce à cette particularité, le personnage lui-même met de la distance avec sa propre histoire et devient une sorte de conteur aux yeux du spectateur. Un autre moyen de diluer l'intensité dramatique est de la mêler à des conversations quotidiennes comme le fait Michel Vinaver dans L'Ordinaire. Cette pièce, inspirée d'un fait divers, met en scène des survivants à un crash aérien dans la cordillère des Andes. Pour survivre, ils devront manger leurs camarades morts. En tissant les répliques des personnages abordent le thème du cannibalisme avec celles évoquant leurs maisons ou le travail, Michel Vinaver fait oublier ce que vivent ses personnages et le spectateur n'est pas directement bouleversé par la tragédie qui se joue devant lui.

        Certaines pièces de théâtres ne rassemblent donc pas des hommes venus écouter « un cri qui va les bouleverser » mais sont des pièces plus légères et comiques, ou des pièces où les dramaturges transforment le cri perçant de la tragédie en un son plus atténué et dénudé de messages moraux. Pourtant ces pièces réunissent au moins autant, si c'est n'est plus, de spectateurs que celles entrant dans les critères de Wadjdi Mouawad. Néanmoins, quelque en soit l'intensité de l'action dramatique, le théâtre rassemble les gens ce permet d'envisager un caractère très humain commun à tous les types de théâtre.

        Dans la préface de Ruy Blas, Victor Hugo prend le soin de décrire trois types de spectateurs aux attentes bien différentes. Pour lui, « la foule » réclamera de l'action qu'elle trouvera aisément dans les mélodrames, « les femmes » de la passion qui est principalement contenue dans les tragédies et enfin « les penseurs » qui apprécient les caractères forts dans la comédie. Il finit par définir un nouveau genre idéal qui par essence plairait aux trois types de spectateurs : le drame. D'après lui, pour produire une pièce de théâtre « parfaite » l'auteur, le metteur en scène et les comédiens doivent réussir à saisir les trois caractéristiques pour que l'action théâtrale se rapproche le plus possible d'une existence humaine. Il appuie d'ailleurs son argumentation sur l'un des plus grands dramaturges de tous les temps : Shakespeare. En effet, ce dramaturge est l'un des premiers à mélanger les différents genres et c'est sans doute ce qui explique, au moins en partie, son succès. Dans Roméo et Juliette, par exemple, le cœur et le destin prédestiné dès le début des deux amants est directement inspiré de la tragédie grecque. L'action rocambolesque avec la scène du balcon, du mariage secret ou de l'exil est plutôt similaire à celle d'un mélodrame même si ce genre n'existait pas à l'époque de Shakespeare. Enfin, certaines situations ou personnages plus grossiers, comme Mercutio ou la nourrice, trouvent leur origine dans les comédies et les farces populaires. C'est ce mélange des genres, que Victor Hugo approuve, qui a très probablement permis à l’œuvre de prendre une dimension humaine et acquérir ainsi son intemporalité et son universalité.
        D'autres pièces ne sont pas construites autour d'une véritable succession d'actions mais plutôt à la manière d'un témoignage que livrent le ou les personnages au spectateur. C'est le cas dans Le Tigre Bleu de l'Euphrate qui met en scène Alexandre Le Grand sur le point de mourir, seul sur scène, s'adressant à la Mort. Dans cette pièce, le dramaturge Laurent Gaudé, donne à son spectateur un témoignage historique mais aussi très humain sur ce personnage. A la manière d’un conteur, Alexandre Le Grand se rappelle de ses exploits mais aussi de ses peurs et de ses échecs. Au travers du Voyageursans bagage, Jean Anouilh écrit aussi une sorte de témoignage sur la nature humaine. En effet, la pièce est découpée en tableaux assez distincts et non en actes qui se suivent logiquement. Ainsi, les intrigues entre les personnages, pour retrouver l'identité de Gaston, un amnésique des tranchées, sont abordées d'un point de vue externe pour le spectateur. Cette particularité donne une complexité nouvelle aux personnages. Le spectateur peut s’identifier à Gaston lorsqu'il refuse de faire lâchement face à son passé violent. De même sa famille, dont les aspirations sont pourtant légitimes, peut paraître au spectateur comme insupportable. Cette complexité des personnages due à des choix de mise en forme, donne un nouveau caractère humain au théâtre même si ces deux pièces ne respectent pas toutes les règles édictées par Hugo (pas d'action rocambolesque, et peu de passion exacerbée directement sur scène chez Gaudé par exemple).
        Enfin, la dernière grande force du théâtre est de rassembler les hommes au-delà de la frontière du temps. En effet, certaines pièces sont toujours mises en scène aujourd'hui plusieurs siècles voir millénaires après leur écriture. C'est par exemple le cas de Phèdre de Racine, dont la mise en scène de Patrice Chéreau a été particulièrement remarquée il y a quelques années. En effet il a totalement gardé le texte originel mais lui a donné une intensité et une tension actuelle en réinventant l'espace scénique qui permet aux acteurs d'évoluer au beau milieu des spectateurs. Il a également choisit un décor et des costumes très froids et impersonnels pour souligner la violence de la passion dévorante de Phèdre. Ces choix scéniques permettent aux spectateurs de faire l'expérience de la catharsis originale éprouvée par les premiers spectateurs malgré les nombreuses différences entre la morale de notre société actuelle et celle, bien plus stricte, de la fin du règne de Louis XIV. Des dramaturges reprennent aussi des pièces existantes comme Jean Anouilh avec Antigone. Dans sa réécriture faite en 1944, il se sert de la problématique liée à la désobéissance posée par Sophocle deux millénaires auparavant pour mettre en relief la difficulté pour les français de choisir entre la Résistance et la Collaboration. Les comédies sont également sujettes à de nombreuses réécritures. Molière par exemple, s'est très largement inspiré de La Marmite de Plaute pour écrire L'Avare. Cependant, s'il garde une grande partie de l'intrigue, il transforme et adapte la plupart des effets comiques pour qu'ils fassent rire les spectateurs de son époque. Le théâtre est donc sans cesse en renouvellement mais il existe certaines intrigues et problématiques qui peuvent intéresser et réunir les hommes d’époques différentes.


        Finalement, c'est sans doute le caractère humain du théâtre qui pousse, depuis longtemps, les hommes à se réunir pour assister à des représentations. Certains viennent effectivement écouter des cris intenses qui les bouleverseront via la catharsis ou des remises en questions sociales. Les spectateurs apprécient également des histoires plus légères qui peuvent avoir pour seul but de les divertir, à l'instar de la farce par exemple, mais également de les amener à la réflexion d'une manière plus détournée comme dans le théâtre de l’absurde ou certaines pièces contemporaines. Le théâtre est écrit, mis en scène et joué par et pour des hommes, il a intrinsèquement un caractère humain. Il ne rassemble donc pas uniquement « des hommes venu écouter un cri qui va les bouleverser » comme disait Wadji Mouawad mais peut être plus largement des hommes venus transcender leur humanité comme le propose le philosophe allemand Nietzsche qui considère l'art, et donc le théâtre, comme le meilleur moyen pour l'homme d'approcher d'un idéal humain qu'il baptise « surhomme ».  

jeudi 21 avril 2016

Lecture analytique de "Quand vous serez bien vieille" de Ronsard



Ici est faite la lecture analytique du poème "Quand vous serez bien vieille" de Pierre de Ronsard. Il s'agit du vingt-quatrième poème du livre II des Sonnets pour Hélène tiré de son recueil Amours. Pour voir l'extrait cliquez ici.


          Pierre de Ronsard est l’un des plus grands poètes du XVIème siècle. Grand poète à la cour du roi de France Charles IX, on le surnomme parfois le poète des princes et le prince des poètes. Il a en effet eu une influence considérable sur la poésie française des siècles qui suivront. A la tête d’un groupe composé de sept grands poètes de son époque, et surnommé la Pléiade en référence à la constellation, il a participé à l’installation du sonnet, une  forme poétique fixe auquel nous avons ici affaire, mais aussi au changement du mètre noble. Avant, les poètes préféraient utiliser le décasyllabe dans leurs chansons de gestes épiques, Ronsard choisira l’alexandrin de douze syllabes qui est toujours le mètre noble à l’heure actuel.
         Il passera à la postérité, notamment grâce à son grand recueil Les Amours. Les sonnets pour Hélène, dans lesquelles se trouve notre poème, est la dernière partie de ce recueil, et est-elle même divisé en deux livres. Il s’agit des derniers poèmes écrits par Ronsard à la fin de sa vie, où il chante l’amour qu’il éprouve pour une des dames de compagnie de la reine qui est clairement identifiée et s’appelait Hélène de Surgères. La construction des sonnets pour Hélène est faite de manière logique. Dans le premier livre, Ronsard déclare son amour et loue la beauté et la jeunesse d’Hélène.  Plus on avance dans l’ouvrage, et plus les poèmes se font pessimistes et montre un visage cruel de cette jeune femme qui ne veux pas aimer le vieux poète. Ce poème « Quand vous serez bien vieille, » est l’un des derniers du recueil et il ne faut donc pas s’attendre à une louange magnifique d’Hélène.
[Lecture extrait]
         Ce poème n’est donc pas un poème très élogieux pour un poème adressé à la femme que l’on aime. Il est donc intéressant de se demander comment l’expression du sentiment amoureux, dans ce poème, est l’affirmation de l’identité du poète. Pour ce faire nous verrons d'abord dans quelle mesure ce poème est une déclaration d'amour atypique puis quel est le rôle que et la place que se donne le poète.

             La première chose qui se ressort à la lecture de ce poème est qu’il traite de manière très particulière l’amour. En effet, malgré la vision particulièrement dégradante que livre Ronsard de Hélène, il est peut être, encore une fois, en train de lui faire une déclaration d’amour.
            Ronsard nous montre un portrait d’Hélène vieillie grâce à l’emploi du futur « serez » (v1), « Direz » (v3) « n’aurez » (v5). Cette vieillesse pèse visiblement sur Hélène puisqu’on ne la voit jamais debout. Au début elle est « assise » (v2) dans les quatrains puis « accroupie » (v11), comme si elle était en train de s’effondrer avec l’âge. On peut également y voir un passage d’un statut humain à un statut animal puisque le poète choisit le verbe accroupir qui est formé sur le radical croupe désignant le postérieur de certains animaux. Cette image renvoi l’idée d’une créature extrêmement faible ou peut-être en train de faire ses besoins. Cette image ambiguë que nous livre Ronsard est très dégradante d’autant plus qu’il inverse les rôles. En effet, il dit que dans sa vieillesse, Hélène regrettera « son fier dédain » (v12) du moment où lui-même était vieux et qu’il lui déclarait son amour. L’emploi de l’adjectif « fier »  n’est pas péjoratif en tant que tel à l’époque puisqu’il s’agissait de l’un des valeurs de la noblesse sous l’Ancien Régime. En revanche le mot « dédain » sonne comme un reproche que fait Ronsard à son Hélène et qui déforme l’adjectif « fier » lui donnant un sens plus péjoratif comme si Hélène était insensible aux douleurs de Ronsard. Le poète profite donc de ce poème pour rendre la pareille à Hélène qu’il trouve cruelle.
            En plus de présenter au lecteur un portrait physique extrêmement cruel d’Hélène il lui montre aussi l’ennui de ses occupations qui ne servent qu’à faire passer le temps. On la voit « dévidant et filant » (v2). Cette activité revêt un symbolisme très fort puisqu’en plus d’être l’une des activités traditionnelles de la femme à l’époque, elle est également une référence antique au trois Parques. Ces trois déesses sœurs de la mythologie latine, défilent le fil du destin de la vie de chaque individu et décident quand celle-ci se termine en coupant ce même fil. En Europe, elles sont devenues par la suite une des principales allégories du caractère éphémère et fuyant de la vie dans tous les domaines artistiques. De plus, l’emploi du participe présent n’est pas anodin puisqu’il se continue dans les vers suivants avec « chantant » (v3), « émerveillant » (v3) « oyant » (v5) « sommeillant » (v6) « réveillant » (v7) « Bénissant » (v8). Cette utilisation massive de participe, avec l’emploi de mots comme « chandelle » (v1) « temps » (v4), « servante » (v5), «louange » (v8) qui créent une assonance en [an].  Ces treize assonances créent dans les deux quatrains une redondance dans la musicalité que l’on peut  associer à la redondance du filage de laine. On note d’autres références au passage du temps comme « la chandelle » (v1) qui se consume très rapidement et qui fut une image très reprise par les baroques.
            Ronsard montre donc la vieillesse d’Hélène comme dégradante et ennuyeuse. On peut y voir une cruauté de la part de Ronsard mais aussi une invitation à profiter de la vie et de l’amour qu’il porte à sa jeunesse. Ce thème en poésie est dit du « carpe diem » en référence à la chute d’un des poèmes  des Odes du poète latin Horace. En effet, celui-ci termine son poème par le vers « carpe diem, quam minimum credula postero », soit « cueille le jour et crois le moins possible au lendemain ». En fait en latin, le verbe « carpe » à pour traduction arracher, brouter, cueillir. Ronsard associe donc son verbe « cueillez » (v14) aux roses d’une manière moins métaphorique qu’Horace qui l’associe à « jour ». Ce choix s’explique par les visions de l’amour courtois médiéval dont Ronsard est l’héritier et qui associait la femme à une rose comme dans Le Roman de la Rose, par exemple. On retrouve d’autres reprises du poème d’Horace comme l’emploi des impératifs  « Vivez » (v13) et « Cueillez » (v14). Ces inspirations des poètes antiques, s’inscrivent dans la pensée humaniste de l’époque et permettent à Ronsard de chanté l’amour malgré un poème péjoratif envers Hélène au premier abord.

         Ronsard exprime donc bien son sentiment amoureux  en s’inspirant des grands poètes latins, malgré le portrait peu élogieux qu’il fait de son apparence physique dans le futur. Nous allons maintenant nous intéresser à la façon dont il se définit son identité et son rôle de poète.
               
         Dans les deux tercets, le poète nous montre également ce qu’il va lui arriver quand Hélène sera vieille. Il utilise le lieu commun « Je serai sous la terre » (v9) pour nous faire comprendre, de manière euphémismée, qu’il sera mort. Pourtant sa mort ne semble pas aussi cruelle que la vieillesse d’Hélène et parait même bien tranquille et apaisée. Il se définit à l’aide d’un pléonasme, comme un futur « fantôme sans os » (v9). Ce pléonasme, puisqu’un fantôme n’a normalement pas d’os, permet d’insister sur la légèreté de sa mort qui s’oppose à la vieillesse écrasante d’Hélène. Le vers suivant, « Par les ombres myrteux, je prendrais mon repos, » (v10) est également révélateur de la mort dans laquelle il se présente. En effet dans les Enfers gréco-romaines, où tous les hommes reposent selon leur vie, le Bois de Myrte est le lieu de séjour des amants (le myrte étant le symbole de Vénus). Il ne se présente donc pas dans un paradis chrétien, ce qui pourrait sans doute être blasphématoire, mais dans un paradis païen qui met mieux en relief son existence passée à chanter l’amour. Quand l’utilisation du verbe « reposer » celle-ci est révélatrice de la pensée de Ronsard qui pense que le poète transcende la mort par son art. 
         Plusieurs indices nous laissent à penser que Ronsard porte un point de vue qui va dans ce sens dans son poème. D’abord par le fait qu’il fasse apparaitre son propre nom, « Ronsard » (v6) dans le poème, ce qui est assez rare en poésie. Cette apparition se fait dans les paroles d’Hélène au discourt direct, comme la marque l’emploi des guillemets alors que ce dernier est mort et appartient à un passé révolu grâce à l’emploi du seul imparfait du poème « me célébrait » (v6). Ronsard montre donc à son lecteur qu’il est encore bien vivant dans les pensées et les paroles d’Hélène malgré sa mort. Le tissage d’Hélène peut également être une marque de sa fidélité à Ronsard par-delà la mort. En effet, une autre femme de la mythologie antique tissait par fidélité envers son mari : « la sage Pénélope ».  Il peut s’agir d’une référence à l’Odyssée d’Homère ou Pénélope tissera pendant dix ans pour échapper à ses prétendants et rester fidèle à son mari Ulysse alors qu’elle ignore s’il est encore en vie. Cependant la fidélité d’Hélène à Ronsard semble réciproque puisque celui-ci dit l’avoir rendu immortelle dans le huitième alexandrin « Bénissant votre nom de louange immortelle »  donc la construction parfaitement régulière (3-3/3-3) en fait un vers très solennel. Cette solennité est d’autant plus forte que le poète utilise un registre religieux catholique avec le verbe « Bénissant » et le nom « louange » qui est un type de prière.  
         Le poète peut donc transcender et faire transcender la mort, mais on peut également identifier un rôle plus didactique dans ce poème. Celui-ci est particulièrement visible dans le dernier tercet du poème garce à l’emploi de impératifs présents «  Vivez » (v13) et « Cueillez » (v14) qui ont une valeur de conseils pour le lecteur. Les deux quatrains sont composés d’une seule longue phrase narrative avec de nombreux verbes d’action comme dévider (v2), filer (v2), dire (v3), etc… Certains de ces verbes sont au futur comme « serez » (v1), « Direz » (v2), « n’aurez » (v5). Ronsard choisi le futur, et non le conditionnel, avec une modalité de certitude. C’est une manière de montrer qu’il est totalement sur de ce qu’il va arriver : le poète devient un voyant ayant connaissance du futur.

            Finalement, Pierre de Ronsard exprime son sentiment amoureux à travers un portrait pour le moins dégradant et cruel d’une Hélène de Surgères vieillie. Cette particularité lui permet de justifier, à la manière des poètes latins qu’il imite le thème du carpe diem mais aussi de montrer les rôles et la place des poètes face à la postérité. Il montre que l’identité du poète peut transcender la mort en restant gravé et en influençant l’esprit des vivants. Ce poème en est une illustration puisqu’il reprend les images d’Horace et de Catulle. Le recueil des sonnets pour Hélène en est également une illustration puisque ils ont largement influencé la poésie française. Comme plusieurs commentateurs de la poésie, on peut donc s’interroger sur le destinataire réel de la poésie. Le poète s’adresse-t-il à la postérité où à une personne ayant réellement existé. Les poètes latins avaient tranché et ne s’adressaient généralement qu’à des femmes fictives (Leuconoé pour Horace ou Lesbie pour Catulle). Cependant avec Ronsard et les poètes qui lui ont succédé le ou les destinataires sont plus flous.      

dimanche 17 avril 2016

Poème de la semaine #02

J'ai décidé de participer le plus régulièrement possible (c'est à dire toutes les semaines si possible) au projet de Sandra Dulier. L'objectif est de réunir, une fois par semaine, les amateurs de poésie francophones autour d'un thème donné à 8h00 du matin. De là seize heures pour composer et publier un texte poétique qui sera lu par la communauté. Un bon moyen d'échanger des points de vue, des images, de l'inspiration. Pour plus d'infos cliquez ici. Toujours disponible à partir de samedi sur mon Tumblr, cette le poème devait commencer par "Sur la vague des mots". Une invitation à l'anaphore :

Sur la vague des mots, je chante ma tristesse,
Mes larmes sont l'écume.
Sur la vague des mots, je traîne ma paresse,
Tout cela n'est qu'un jeu.
Sur la vague des mots, je dessine mon âme,
Qui tout à coup prend feu.
Dans la profondeur réconfortante des mots,
Lentement, je me noie.





mardi 5 avril 2016

Poème de la semaine #01

J'ai décidé de participer le plus régulièrement possible (c'est à dire toutes les semaines si possible) au projet de Sandra Dulier. L'objectif est de réunir, une fois par semaine, les amateurs de poésie francophones autour d'un thème donné à 8h00 du matin. De là, seize heures pour composer et publier un texte poétique qui sera lu par la communauté. Un bon moyen d'échanger des points de vue, des images, de l'inspiration. Pour plus d'infos cliquez ici. Voici ma première participation, via mon Tumblr, le thème était "Quand un regard inspire un poème" :  



Mon soleil endormi se réveille, rais défaites
Et au milieu de son visage s'envole quatre
Ailes sur un gouffre abyssal, qui en l’âtre
De mon cœur comble mes terribles craintes.

Maintenant, le soleil au zénith, deux soleils
M'embrasent tout entier, une flamme m'éveille
Traversé par tes mille éclairs qui me foudroient
De mille projets, d'un millier de flèches de joie.

Mais déjà, sous les déluges, tes yeux se noient
Ces torrents m'attristent, mon cœur en toi ne voit
Plus que le désespoir de ton âme naufragé

Tout s'efface lentement, seul reste tes funestes pleurs
Qui remplissent mon cœur d'un souffle de malheur
En moi, une atroce absence : tes yeux se sont
Fermés.