Voici une dissertation dont le sujet était : "Le théâtre rassemble des gens venus écouter un cris qui va les bouleverser" Wajdi Mouawad,
entretien sur evene.fr, juin 2009. Vous commenterez et discuterez la
vision du théâtre que propose ici Wajdi Mouawad, auteur, metteur en
scène et comédien.
Le
théâtre se détache des autres genres littéraires car, lorsqu'il est joué sur
une scène, il constitue en réalité la fusion entre une œuvre écrite et d'une
performance artistique unique liée à l'interprétation des comédiens et des
choix de mise en scène. C'est sans doute cette particularité qui pousse les
spectateurs, depuis la lointaine apparition de ce genre, à se rendre au
théâtre. Wadjdi Mouawad, un des principaux hommes de théâtre actuel, dit
d’ailleurs à ce propos : « Le théâtre rassemble des gens venus
écouter un cri qui va les bouleverser ». L'utilisation du mot
« cri » est particulièrement intéressante dans cette citation puisque
ce mot est polysémique. En effet le mot cri peut à la fois désigner un son,
généralement bref, témoignant d'une sensation très intense ou l'expression
publique d'un sentiment collectif. Wadji Mouawad sous-entend également que les
spectateurs peuvent être « bouleversés », ce qui signifie qu’ils
doivent en sortir déconcertés. Dans ces conditions, il est intéressant de se demander
si le théâtre est effectivement le rassemblement de spectateurs venus écouter
un cri bouleversant. Pour cela nous étudierons d'abord les théâtres que l'on
pourrait qualifier de cri bouleversant. Ensuite nous verrons si tous les types
de théâtres correspondent à cette définition. Enfin, nous verrons si le théâtre
n'a pas finalement un caractère humain qui est à l'origine de l’intérêt des
spectateurs.
Pour commencer, nous allons voir dans quelle mesure
le théâtre peut réunir des hommes venus écouter un cri qui va les bouleverser.
On retrouve les premières traces du jeu et de
l'écriture théâtrale en Grèce Antique. Pour les Grecs, les pièces de théâtre
sont des rassemblements publics importants. En effet le théâtre est considéré
comme une cérémonie religieuse, et les pièces sont jouées en l'honneur de
certains Dieu comme Dionysos. D'après Tite Live dans L'Histoire romaine, c’est également par l’intermédiaire la religion que le théâtre
s'impose à Rome pour contrer une épidémie. Mais il y perd rapidement son
caractère religieux pour devenir un loisir populaire servant d'arme aux
magistrats en période d’élection. La ferveur populaire et l'importance
politique de ces représentations est si importante que Vitruve lui consacre un
chapitre entier dans son traité De Architectura. Aujourd'hui
encore le théâtre est, en France, un enjeu politique sur le plan culturel. En
effet, après la guerre le théâtre français réussit à rassembler de nouveaux
spectateurs grâce à l'appui de l'auteur André Malraux, alors ministre de la
culture, et de précurseurs comme le metteur en scène Jean Vilar. Celui-ci prend
la tête de Théâtre National Populaire et n'hésite pas à parler du théâtre comme
« un service publique » proposé par l’État à sa population. Le
théâtre a donc une fonction de rassemblement intimement lié à son histoire.
L'intensité des actions d'une œuvre théâtrale, qui est l'une des deux façons
possibles d'envisager le « cri bouleversant » de Mouawad, trouve
également sa source dans l’origine grecque de ce genre.
Effectivement, selon le philosophe grec Aristote dans La Poétique, qui est l'un des premiers et plus importants théoricien du
théâtre, l'action dramatique doit être la plus intense possible et les
personnages suffisamment attachants pour que les spectateurs subissent une
« épuration des passions », aussi appelée catharsis. Le principe de
catharsis est particulièrement valable dans les tragédies où elle a presque
toujours été respectée puisqu'elle permet de renforcer le caractère moral de ce
genre de pièce. C'est le cas dans les grandes tragédies antiques comme Antigone de
Sophocle où le refus du personnage éponyme de se soumettre à l'interdiction d'enterrer
l'un de ses frères l’entraînera à la mort alors qu'elle aurait pu être
heureuse. Ce principe a d'ailleurs était repris au XVI siècle dans les
tragédies classique comme Phèdre de
Racine. Dans cette pièce, la reine Phèdre est follement amoureuse de son
beau-fils Hippolyte et cet amour non réciproque entraînera la mort des deux
personnages. La pièce invite à la fois le spectateur à se purger du tabou de
l'inceste mais aussi de la passion amoureuse de manière plus large puisque
Phèdre sombre dans la folie progressivement au cours de l’œuvre. A la fin de la
représentation le spectateur, bouleversé par la violence de l'histoire, est
normalement mis en garde face à ces dangers.
Cependant le mot « cri » peut également
désigner l'expression d'un sentiment collectif, et certains dramaturges se
servent de leurs pièces pour relayer ces cris et pousser le spectateur à
réfléchir sur sa société. Généralement ces pièces évitent d'utiliser la
catharsis d'Aristote et préfèrent utiliser un ton plus comique pour faire
passer leur message. C'est pourquoi on parle parfois de
« tragi-comédie ». L'un des premiers auteurs à mélanger les deux
styles pour faire écho à la revendication sociale est le principal dramaturge
comique du 16ème : Molière. Dans George Dandin par
exemple, il dénonce les dérives entre la noblesse de campagne désargentée et la
paysannerie riche. Son personnage éponyme est l'un des premiers du théâtre à
critiquer ouvertement les nobles mais reste risible aux yeux du spectateur. Ce
n'est pas le cas de Suzanne et Figaro dans le Mariage de Figaro de
Beaumarchais. Les revendications des deux personnages, qui luttent contre les
plans machiavéliques de leur maître, sont celles de la plupart des français
quelques années avant la révolution française mais restent très choquantes pour
la plupart des spectateurs de l'époque issus de la haute noblesse. Cette pièce
fera d'ailleurs un certain scandale et son auteur est aujourd'hui considéré
comme l'un des pères de la Révolution aux côtés des plus grands philosophes des
Lumières comme Voltaire ou Rousseau.
Le théâtre est donc effectivement un lieu de
rassemblements pour les hommes que ce soit pour un usage religieux ou de
loisir. L'écriture théâtrale peut également être le vecteur d'enseignements
moraux ou de revendications sociales. C'est dans l'objectif de faire passer ces
messages que certaines pièces de théâtre sont créées de manière à être
bouleversantes et choquantes pour le spectateur. Néanmoins il est intéressant
de remarquer que certaines pièces semblent échapper à ces définitions.
Le premier type de pièces qui échappe à ces
définitions sont bien évidemment les comédies les plus « simples » ou
les farces. En effet ce genre de pièce est créé dans le simple but de divertir
le public et non de le bouleverser ou l’amener à une réflexion. La base de ces
comédies et de ces farces repose presque intégralement sur l’œuvre du
dramaturge latin Plaute. Sa pièce La comédie du Fantôme est
une illustration parfaite de son style de pièce. Le spectateur suit un esclave
Tranion qui essaye de cacher à un père, de retour de voyage, les excès que son
fils a fait en son absence à grand renfort de mensonges farfelus. Le père finit
par découvrir la vérité. Un ami du fils réussit à obtenir son pardon pour tous
les personnages et la pièce se finit bien. Dans cette œuvre, le spectateur est
amené à rire de tous les personnages qui sont stéréotypés à l’extrême, et
aucune critique n'y est portée. De plus, il n'y a pas de véritable tension
dramatique puisque tout ou presque est sujet à rire. Ces comédies sont à
l'origine de la farce et de la comedia dell'arte, deux genres de théâtre
essentiellement de rue, respectivement très populaires aux Moyen-Age et à la
Renaissance. Ces représentations théâtrales sont assez différentes de
représentions traditionnelles puisqu'elles se font généralement de plein air et
sans véritable gradins pour le public. Elles touchent néanmoins plus de
spectateurs et leur influence sur la société n'est pas nulle comme en témoigne
la Farce de Maitre Patelin. En effet c'est de cette farce médiévale, dont l'auteur
n'est pas connu, qu'est tiré l'expression « revenons-en à nos
moutons » qui est une des répliques récurrente participant au comique de
cette pièce.
D'autres pièces plus contemporaines ont, quant à
elles, décidé de remettre en cause la catharsis. C'est particulièrement le cas
dans le théâtre de l'absurde qui s'est développé après la seconde guerre
mondiale. L'un de ses inspirateurs, est un dramaturge français du 19ème siècle
peu connu, Alfred Jarry. Ce dernier est l'un des premiers à vouloir s'éloigner
d'un théâtre rationnel pour se diriger vers l'absurde. Dans sa première œuvre UbuRoi il
court-circuite la catharsis aristotélicienne en indiquant un costume composé
d'une longue robe et d'une capuche pointue semblable à celle des pénitents
espagnols, pour le rôle père Ubu ce costume permet de déshumaniser son
personnage principal et empêcher ainsi le spectateur de s'identifier à lui.
Cela entraîne un éloignement entre les spectateurs et les personnages et donc
une atténuation du « cri » de l'action dramatique pourtant plutôt
violente dans cette pièce. Dans Fin de Partie, Samuel Beckett
va même jusqu’à faire dire à ses personnages qu'ils ne signifient rien dans le
but de faire comprendre au spectateur qu'il n'y aucun message sous-entendu à
retirer de sa pièce. Sa pièce est dépourvue d'action éclatante qui doit servir
à purger les passions du spectateur et lui délivrer un message facile, il doit
trouver seul des pistes de réflexion autour du texte.
Le style permet également de diluer le cri
bouleversant de Mouawad. Cette recherche de nouvelles manières d'écrire est
l'un des terrains de jeu préférée des auteurs de théâtre moderne. Ainsi
certains comme Bernard-Marie Koltès dans La Nuit avant les Forêts,
construisent des pièces entières uniquement à l'aide de longs monologues.
L'exploit de ce texte est de n'être composé que d'une seule très longue phrase
qui commence au début de l’œuvre et qui la finit. Grâce à cette particularité,
le personnage lui-même met de la distance avec sa propre histoire et devient
une sorte de conteur aux yeux du spectateur. Un autre moyen de diluer
l'intensité dramatique est de la mêler à des conversations quotidiennes comme
le fait Michel Vinaver dans L'Ordinaire. Cette pièce,
inspirée d'un fait divers, met en scène des survivants à un crash aérien dans
la cordillère des Andes. Pour survivre, ils devront manger leurs camarades
morts. En tissant les répliques des personnages abordent le thème du cannibalisme
avec celles évoquant leurs maisons ou le travail, Michel Vinaver fait oublier
ce que vivent ses personnages et le spectateur n'est pas directement bouleversé
par la tragédie qui se joue devant lui.
Certaines pièces de théâtres ne rassemblent donc pas
des hommes venus écouter « un cri qui va les bouleverser » mais sont
des pièces plus légères et comiques, ou des pièces où les dramaturges
transforment le cri perçant de la tragédie en un son plus atténué et dénudé de
messages moraux. Pourtant ces pièces réunissent au moins autant, si c'est n'est
plus, de spectateurs que celles entrant dans les critères de Wadjdi Mouawad.
Néanmoins, quelque en soit l'intensité de l'action dramatique, le théâtre
rassemble les gens ce permet d'envisager un caractère très humain commun à tous
les types de théâtre.
Dans la préface de Ruy Blas, Victor Hugo prend le
soin de décrire trois types de spectateurs aux attentes bien différentes. Pour
lui, « la foule » réclamera de l'action qu'elle trouvera aisément dans
les mélodrames, « les femmes » de la passion qui est principalement
contenue dans les tragédies et enfin « les penseurs » qui apprécient
les caractères forts dans la comédie. Il finit par définir un nouveau genre
idéal qui par essence plairait aux trois types de spectateurs : le drame.
D'après lui, pour produire une pièce de théâtre « parfaite »
l'auteur, le metteur en scène et les comédiens doivent réussir à saisir les
trois caractéristiques pour que l'action théâtrale se rapproche le plus
possible d'une existence humaine. Il appuie d'ailleurs son argumentation sur
l'un des plus grands dramaturges de tous les temps : Shakespeare. En
effet, ce dramaturge est l'un des premiers à mélanger les différents genres et
c'est sans doute ce qui explique, au moins en partie, son succès. Dans Roméo et Juliette, par exemple, le cœur et le destin prédestiné dès le début des
deux amants est directement inspiré de la tragédie grecque. L'action
rocambolesque avec la scène du balcon, du mariage secret ou de l'exil est
plutôt similaire à celle d'un mélodrame même si ce genre n'existait pas à
l'époque de Shakespeare. Enfin, certaines situations ou personnages plus
grossiers, comme Mercutio ou la nourrice, trouvent leur origine dans les
comédies et les farces populaires. C'est ce mélange des genres, que Victor Hugo
approuve, qui a très probablement permis à l’œuvre de prendre une dimension
humaine et acquérir ainsi son intemporalité et son universalité.
D'autres pièces ne sont pas construites autour d'une
véritable succession d'actions mais plutôt à la manière d'un témoignage que
livrent le ou les personnages au spectateur. C'est le cas dans Le Tigre Bleu de l'Euphrate qui met en scène Alexandre Le Grand
sur le point de mourir, seul sur scène, s'adressant à la Mort. Dans cette
pièce, le dramaturge Laurent Gaudé, donne à son spectateur un témoignage
historique mais aussi très humain sur ce personnage. A la manière d’un conteur,
Alexandre Le Grand se rappelle de ses exploits mais aussi de ses peurs et de
ses échecs. Au
travers du Voyageursans bagage, Jean Anouilh écrit aussi une sorte de témoignage sur la nature
humaine. En effet, la pièce est découpée en tableaux assez distincts et non en
actes qui se suivent logiquement. Ainsi, les intrigues entre les personnages,
pour retrouver l'identité de Gaston, un amnésique des tranchées, sont abordées
d'un point de vue externe pour le spectateur. Cette particularité donne une
complexité nouvelle aux personnages. Le spectateur peut s’identifier à Gaston
lorsqu'il refuse de faire lâchement face à son passé violent. De même sa
famille, dont les aspirations sont pourtant légitimes, peut paraître au
spectateur comme insupportable. Cette complexité des personnages due à des
choix de mise en forme, donne un nouveau caractère humain au théâtre même si
ces deux pièces ne respectent pas toutes les règles édictées par Hugo (pas
d'action rocambolesque, et peu de passion exacerbée directement sur scène chez
Gaudé par exemple).
Enfin, la dernière grande force du théâtre est de
rassembler les hommes au-delà de la frontière du temps. En effet, certaines
pièces sont toujours mises en scène aujourd'hui plusieurs siècles voir
millénaires après leur écriture. C'est par exemple le cas de Phèdre de
Racine, dont la mise en scène de Patrice Chéreau a été particulièrement
remarquée il y a quelques années. En effet il a totalement gardé le texte
originel mais lui a donné une intensité et une tension actuelle en réinventant
l'espace scénique qui permet aux acteurs d'évoluer au beau milieu des
spectateurs. Il a également choisit un décor et des costumes très froids et
impersonnels pour souligner la violence de la passion dévorante de Phèdre. Ces
choix scéniques permettent aux spectateurs de faire l'expérience de la
catharsis originale éprouvée par les premiers spectateurs malgré les nombreuses
différences entre la morale de notre société actuelle et celle, bien plus
stricte, de la fin du règne de Louis XIV. Des dramaturges reprennent aussi des
pièces existantes comme Jean Anouilh avec Antigone. Dans sa réécriture
faite en 1944, il se sert de la problématique liée à la désobéissance posée par
Sophocle deux millénaires auparavant pour mettre en relief la difficulté pour
les français de choisir entre la Résistance et la Collaboration. Les comédies
sont également sujettes à de nombreuses réécritures. Molière par exemple, s'est
très largement inspiré de La Marmite de
Plaute pour écrire L'Avare.
Cependant, s'il garde une grande partie de l'intrigue, il transforme et adapte
la plupart des effets comiques pour qu'ils fassent rire les spectateurs de son
époque. Le théâtre est donc sans cesse en renouvellement mais il existe
certaines intrigues et problématiques qui peuvent intéresser et réunir les
hommes d’époques différentes.
Finalement, c'est sans doute le caractère humain du
théâtre qui pousse, depuis longtemps, les hommes à se réunir pour assister à
des représentations. Certains viennent effectivement écouter des cris intenses
qui les bouleverseront via la catharsis ou des remises en questions sociales. Les
spectateurs apprécient également des histoires plus légères qui peuvent avoir
pour seul but de les divertir, à l'instar de la farce par exemple, mais
également de les amener à la réflexion d'une manière plus détournée comme dans
le théâtre de l’absurde ou certaines pièces contemporaines. Le théâtre est
écrit, mis en scène et joué par et pour des hommes, il a intrinsèquement un
caractère humain. Il ne rassemble donc pas uniquement « des hommes venu
écouter un cri qui va les bouleverser » comme disait Wadji Mouawad mais
peut être plus largement des hommes venus transcender leur humanité comme le
propose le philosophe allemand Nietzsche qui considère l'art, et donc le
théâtre, comme le meilleur moyen pour l'homme d'approcher d'un idéal humain
qu'il baptise « surhomme ».