Ici
est faite la lecture analytique d'une partie du roman La Peste de
Camus. Il s'agit d'un passage de la partie II allant de "Soyez sûr que je
vous comprends..." à "il y a des choses que ma fonction
m’interdit." Pour voir l'extrait cliquez ici.
Albert Camus est
un écrivain, journaliste et philosophe français du XXème. Après une
enfance très pauvre à Alger, Albert Camus obtient une bourse dans le lycée
d’Alger où il apprend la littérature et la philosophie. Il se destine ensuite à
devenir professeur, mais il attrape la tuberculose qui l’empêche de continuer
ses études et qui l’affaiblira une grande partie de sa vie. Grand pacifiste et
humaniste, il entre néanmoins dans la Résistance pendant le Seconde guerre
mondiale et participe à plusieurs journaux clandestins. Son style neutre et
impersonnel, caractérisé par des phrases déclaratives courtes, lui permet
d’acquérir assez rapidement une certaine notoriété et de recevoir en 1952 le
prix Nobel de littérature. La Peste, est l’une des trois œuvres
de l’auteur inscrite dans le cycle de la révolte juste après la seconde guerre
mondiale en 1947. L’histoire prend la forme d’une chronique objective, elle se
déroule dans la ville d’Oran et suit plusieurs personnages dont Rieux un
médecin, Paneloux un prêtre, Tarroux un étranger et Rambert un journaliste,
également étranger, pendant une épidémie de peste. Cette épidémie de peste est
fortement analogue à celle qui a eu lieu au XVIIIème à Marseille.
Ainsi l’épidémie commence sans qu’elle soit réellement prise au sérieux, puis
les morts s’entassent et la ville est mise en quarantaine. Le pic est atteint
en été puis l’épidémie se retire peu à peu de la ville. Face à ces événements,
le narrateur ne dévoile pas son identité se voulant le plus objectif pour
montrer la lutte d’hommes ordinaires face à la peste. Ici nous sommes au moment
où la ville vient d’être bouclée et que l’épidémie gagne en ampleur. L’on suit
une discussion sur l’une des places de la ville entre Rambert qui veut partir
et Rieux qui pourrait le faire partir. Il est donc intéressant de voir dans
quelle mesure les individus se situent-ils par rapport aux autres en société
face à cette situation extrême. D’abord, nous verrons que nous avons une
opposition entre deux individus. Ensuite, nous verrons quelle est la morale du
Docteur Rieux.
Dans ce texte, les
deux individus sont en discussion et se définissent par rapport à l’autre. On
observe donc une opposition argumentée des points de vue entre le docteur Rieux
et Rambert. Ainsi, cette opposition est marquée par deux types de discours
argumentatifs différents, l’extrait est donc délibératif. Le docteur Rieux se
place en défenseur du devoir et de la raison. Ses arguments reposent sur la
logique, la loi et la déontologie. En revanche, Rambert fait lui appel aux
sentiments de son interlocuteur et cherche à le persuader. Il utilise
d’ailleurs une hyperbole très forte « c’est une question d’humanité »
(l19) comme si son cas concernait toute l’humanité. Il dit à
Rieux qu’il « ne peut pas comprendre » (l34) avec
une phrase négative puisqu’il parlerait le langage de l’abstraction.
Rambert rétorque qu’il parle « le langage de l’évidence »
(l30). Ce débat sur le langage opposant raison et sentiment se
rapproche du débat qu’avait le philosophe Pascal entre la raison scientifique
et la foi religieuse. On peut donc supposer que les deux personnages ont un
caractère, ou ethos, bien différent que nous allons étudier.
Nous
allons commencer par nous intéresser au personnage de Rambert qui est assez
nuancé et semble avoir autant de qualités que de défauts. Dans la Peste,
Rambert est un journaliste engagé et militant qui prône la justice, pourtant
dans cet extrait il semble renier une partie de ses valeurs en essayant de fuir
désespérément la ville mise en quarantaine. Il essaye de s’y soustraire avec
l’argument exclamatif simpliste « Je ne suis pas d’ici ! »
(l16). Cependant cet argument est particulièrement paradoxal et
ironique au vu de son histoire personnelle puisqu’on sait qu’il a participé à
la guerre d’Espagne et qu’il s’est rendu à Oran pour enquêter sur les
conditions des indigènes locaux. Il n’a donc pas été forcé, mais s’y est rendu
de manière volontaire. L’argument montre donc un certain égoïsme de la part de
cet individu face à la société dans laquelle il se retrouve enfermé.
L’ethos
du docteur Rieux, prônant la raison et la mesure, est bien différent. Il nous
apparaît sincère dès le début comme le montre l’expression « Soyez sûr »
(l1) où l’impératif a une modalité de certitude et l’adverbe sûr marque
la sincérité. Il est également bienveillant et l’on voit qu’il sait
manier la rhétorique d’une manière très diplomate avec l’expression euphémismée
« votre raisonnement n’est pas bon » (l1, 2) au lieu de
dire directement à Rambert qu’il à faux. L’euphémisme permet de se placer du
côté de son interlocuteur mais il continue à argumenter comme le montre le mot
« raisonnement ». L’interjection « hélas » (l17)
lui permet de montrer sa bienveillance vis-à-vis du regret qu’éprouve Rambert
après son refus. Il est également bien plus réservé et timide que Rambert ce
qui est marqué par de nombreuses tirades au style indirect (l1-6, 22-26,
29-31) alors que Rambert ne s’adresse qu’au style direct. Cette
différence de style d’énonciation est, sans doute, une manière pour Albert
Camus de montrer que le docteur Rieux est capable de prendre plus de distance
face à l’épidémie qui atteint les personnages.
Les
deux individus se situent donc en société par leur opposition d’ethos et
d’argumentation. Il est intéressant de voir que si, biographiquement, Rambert
se rapproche plus de Camus que Rieux c’est visiblement ce dernier personnage
que l’auteur a choisi pour porter sa morale. Nous allons donc désormais nous
intéresser à la morale de Rieux.
Ce qui ressort
très vite dans la morale de Rieux est qu’il est profondément respectueux des
lois. On retrouve donc un large lexique lié à la législation et
l’administration, « certificat » (l2, 8), « préfecture »
(l4), « des arrêtés et des lois » (l25),
« décisions prises » (l38), « service public »
(l44), « bien public » (l45), « cette
affaire » (l48) et « ma fonction » (l49).
Rambert pense que son cas n’entre pas dans le cadre légal qui empêche les gens
de sortir d’Oran. Mais Rieux détruit son argument à la ligne 11 « des
milliers d’hommes dans votre cas » où le rôle de l’adjectif numéral « millier »
est crucial puisqu’il lui permet de chiffrer la situation et l’opposer à
l’individualisme de Rambert. Il dit ensuite que « cette histoire est
stupide » (l14) non pas vis-à-vis de son interlocuteur,
mais de l’histoire de la peste plus largement. Le lecteur est face à un
métalangage où l’auteur se passe du narrateur et des personnages pour
s’adresser directement à son lecteur. Il explique que la vie en générale est
absurde mais qu’il faut en accepter les règles tels qu’elles sont contrairement
à Rambert qui tente de s’en extraire avec sa phrase « je ne suis pas
d’ici » (l16). L’attitude de Rieux en revanche montre qu’il
accepte les règles et les lois puisqu’il « leva les yeux sur la
République » (l29) qui est la statue de la République
allégorisant les lois et la justice républicaine française.
En
tant que médecin, Rieux a adapté sa morale à sa profession qui est d’ailleurs
rappelée par le mot « docteur » (l29, 46). Ainsi,
il est très réservé et pudique comme nous l’avions montré dans l’étude de son
éthos. Il se place du côté de la compréhension, on retrouve deux fois le verbe
« comprendre » (l1, 27, 34) et quatre fois
l’expression « se rendre/tenir compte » (l19, 23, 40, 43).
En revanche il n’est pas dans la compassion à l’échelle individuelle mais
dans la généralisation maximale des cas « vous serez d’ici comme tout
le monde » (l17). Il montre qu’il doit rester dans son rôle
sans en sortir comme avec la répétition de la troisième personne puisqu’il
s’exprime au style indirect « son rôle à lui était
de faire » (l25). Ce détachement face aux émotions des
habitants s’explique par sa profession, en effet les médecins doivent faire
preuve de compréhension face à leurs patients mais pas de compassion car cela
serait probablement trop difficile psychologiquement.
Enfin
l’opposition pacifique de Rieux est un moyen pour Camus de montrer que ce
personnage est dans un dialogue démocratique. Pour l’auteur qui a connu la
seconde guerre mondiale et l’occupation, la démocratie réside dans le fait que
les citoyens ne s’affrontent pas physiquement les uns les autres et doivent
savoir être à leur place dans la société. Ainsi les propos du docteur Rieux
emploient souvent la modalité de l’incertitude : « j’ignore »
(l3) « il croyait » (l22), « il
ne savait pas » (l29), « Il ne faut pas juger »
(l47). Cette dernière phrase simple qui ralentit le rythme du récit
explique d’ailleurs pourquoi il ne s’oppose pas personnellement au départ de
Rambert. Il est médecin et non juge c’est pour cela que, malgré son attachement
aux lois de la République, il conclut en disant qu’il serait « profondément
heureux » (l48) si le journaliste s’en sortait (l’adverbe profondément
permet de renforcer le bonheur du docteur et le futur a une modalité de
certitude). En effet n’étant ni policier, ni juge Rieux n’a pas à empêcher les
projets d’évasion de Rambert puisqu’il vit dans une société démocratique et
donc libre où chacun peut faire le choix de suivre les lois ou non.
Finalement,
ce texte nous montre comment deux individus se définissent par rapport à la
société grâce à leur opposition d’ethos et de point de vue. De cette opposition
entre la raison menée par Rieux et les sentiments défendus par Rambert, le
docteur en sort gagnant. En effet, si biographiquement Rambert se rapproche de
l’auteur qui avait été piégé loin de sa femme et de sa maison par l’invasion de
la zone sud, c’est bien le docteur Rieux qui porte la morale de Camus. D’autant
plus qu’il se retrouve, grâce à la double énonciation, également dans un cas
analogue à l’auteur et à Rambert puisqu’il est séparé de sa femme parti se
soigner (c’est le même motif qui avait forcé Camus à venir en métropole). Il
porte des valeurs de respects des lois mais aussi de compréhension, démocratie
et de liberté pour l’homme en société. Cela rappelle la devise morale que prônait
personnellement l’auteur à cette époque :
Liberté-Responsabilité-Solidarité. Cette morale est issue du mélange des idéaux
républicains résistants et de la morale énoncé par Kant au XIXème siècle.